Brèves considérations sur le chapitre 8 d'Amoris Laetitia, par l'abbé Gleize
Brèves considérations sur le chapitre 8 de l'Exhortation pontificale Amoris Laetitia du Pape François (19 mars 2016), par M. l'abbé Jean-Michel Gleize, prêtre de la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X, professeur d'ecclésiologie au Séminaire International Saint-Pie X d'Ecône.
1. L’Exhortation apostolique frappe par son amplitude et son articulation. Elle est divisée en neuf chapitres et compte plus de 300 paragraphes. Les questions les plus sensibles sont traitées au chapitre 8 (n° 291-312), à partir du n° 293. Après avoir parlé du mariage et de la famille catholiques, le document traite des « situations fragiles ». Nous nous en tiendrons ici à ce passage si attendu. Nous n’ignorons pas, bien sûr, d’autres points qui mériteraient réflexion et analyse, comme par exemple le n° 250 sur les homosexuels, la partie sur la dimension érotique de l’amour, « manifestation spécifiquement humaine de la sexualité » (n°150-152), ainsi que les aspects positifs et plus normaux, où le document rappelle la doctrine du mariage, sa grandeur, son indissolubilité. Tout cela viendra en son temps, car, ne pouvant tout dire en une seule fois, nous distinguons et … distinguer n’est pas nier ni oublier !
2. L’Exhortation évoque tout d’abord, les unions purement civiles et le concubinage, aux n° 293-294 :
« Le choix du mariage civil ou, dans différents cas, de la simple vie en commun, n’est dans la plupart des cas pas motivé par des préjugés ou des résistances à l’égard de l’union sacramentelle, mais par des raisons culturelles ou contingentes. Dans ces situations il sera possible de mettre en valeur ces signes d’amour qui, d’une manière et d’une autre, reflètent l’amour de Dieu » […] « Toutes ces situations doivent être affrontées d’une manière constructive, en cherchant à les transformer en occasions de cheminement vers la plénitude du mariage et de la famille à la lumière de l’Évangile. Il s’agit de les accueillir et de les accompagner avec patience et délicatesse. C’est ce qu’a fait Jésus avec la samaritaine (cf. Jn 4, 1-26) : il a adressé une parole à son désir d’un amour vrai, pour la libérer de tout ce qui obscurcissait sa vie et la conduire à la joie pleine de l’Évangile ».
3. Le Pape affirme ici que les unions réputées jusqu’ici illégitimes sont des « signes d’amour qui, d’une manière et d’une autre, reflètent l’amour de Dieu » et qu’elles peuvent être utilisées comme des « occasions de cheminement vers la plénitude du mariage et de la famille ». L’occasion de péché n’en serait donc plus une, mais deviendrait occasion de mariage ? Curieuse théologie ! D’où vient-elle et sur quelles justifications doctrinales François pourrait-il l’appuyer ? Le document introduit ici ce qu’il appelle le principe de gradualité dans la pastorale, et que Jean-Paul II (dans l’Exhortation Familiaris consortio de 1981, au n° 34) avait désigné comme une « loi de gradualité » :
« Ce n’est pas une ‘‘gradualité de la loi’’, mais une gradualité dans l’accomplissement prudent des actes libres de la part de sujets qui ne sont dans des conditions ni de comprendre, ni de valoriser ni d’observer pleinement les exigences objectives de la loi ».
4. On joue sur les mots : il est vrai que la prudence des pasteurs doit tenir compte de l’état des âmes ; cette prudence peut s’abstenir momentanément de dire aux gens qu’ils vivent mal, mais elle ne doit jamais leur dire pour autant qu’ils vivent bien. C’est une chose de ne pas dénoncer tout de suite comme tel un état de péché, mais c’en est une autre de dire que ce qui est déjà le mal est un cheminement vers le bien ou que ce qui est contraire à la charité est un signe d’amour. Qu’on le veuille ou non, la « loi de gradualité » entraîne ici la gradualité de la loi et le relativisme moral.
5. Ensuite, le document s’attache à ce qu’il désigne comme des « situations irrégulières », c’est à dire la situation des pécheurs publics en général, spécialement les divorcés remariés, adultères publics. Le principe reste toujours le même :
« Il faut éviter des jugements qui ne tiendraient pas compte de la complexité des diverses situations » (n° 296) ; « le discernement des Pasteurs doit toujours se faire en distinguant attentivement les situations, d’un regard différencié. Nous savons qu’il n’existe pas de recettes simples » (n° 298) ; « Si l’on tient compte de l’innombrable diversité des situations concrètes, comme celles mentionnées auparavant, on peut comprendre qu’on ne devait pas attendre du Synode ou de cette Exhortation une nouvelle législation générale du genre canonique, applicable à tous les cas. Il faut seulement un nouvel encouragement au discernement responsable personnel et pastoral des cas particuliers, qui devrait reconnaître que, étant donné que le degré de responsabilité n’est pas le même dans tous les cas, les conséquences ou les effets d’une norme ne doivent pas nécessairement être toujours les mêmes » (n° 300).
6. S’il est vrai que la prudence peut donner des solutions diverses en fonction des circonstances, ces solutions découlent toutes d’un même principe. En ce sens, les conséquences de la norme sont toujours les mêmes, précisément au sens où elles découlent toutes de la même norme. Si par exemple nous devons sanctifier le jour du Seigneur (c’est le 3e commandement du Décalogue), l’application de cette norme aura pour effet de le sanctifier, d’une manière ou d’une autre. Ce qui peut varier, éventuellement, c’est la manière dont on va accomplir en ce jour les actes requis de la vertu de religion : en règle générale, ce sera l’acte de l’assistance à la sainte messe ; en cas d’exception où cette assistance s’avère impossible ou très difficile, ce seront des prières prolongées. Mais dans tous les cas, l’exercice de la vertu de religion s’impose nécessairement. L’accomplissement du 3e commandement restera à cet égard toujours le même. Pareillement, la situation objective des divorcés est celle d’un péché public d’adultère. Cette situation appelle de la part de tout chrétien une réprobation publique, d’une manière ou d’une autre. Quelle que soit la manière publique de réprouver, la réprobation publique s’impose.
7. Tel n’est manifestement pas le point de vue adopté par le Pape. Il suffit, pour s’en rendre compte, de lire ce qui suit :
« Il est mesquin de se limiter seulement à considérer si l’agir d’une personne répond ou non à une loi ou à une norme générale, car cela ne suffit pas pour discerner et assurer une pleine fidélité à Dieu dans l’existence concrète d’un être humain » (n° 304).
8. Alors, tout prêtre qui exerce le ministère de la confession, et qui juge pour cela de la conformité des actes de ses pénitents vis-à-vis de la loi de Dieu, tomberait dans la mesquinerie ? Alors, quiconque accomplirait son examen de conscience en vue de faire une bonne confession devrait encourir la réprobation du pape François ? Si cela peut ne pas suffire, cela reste toujours nécessaire. Et souvent même, cela suffit. La sainte Ecriture ne nous enseigne-t-elle pas que cette Loi de Dieu est « sainte et immaculée », qu’elle « convertit les âmes » et qu’elle « donne la sagesse aux petits » (Psaume 18, verset 8) ?
9. Mais la suite de ce même numéro 304 met en évidence le sophisme qui est la base de toute cette pastorale renouvelée :
« Certes, les normes générales présentent un bien qu’on ne doit jamais ignorer ni négliger, mais dans leur formulation, elles ne peuvent pas embrasser dans l’absolu toutes les situations particulières. En même temps, il faut dire que, précisément pour cette raison, ce qui fait partie d’un discernement pratique face à une situation particulière ne peut être élevé à la catégorie d’une norme. Cela, non seulement donnerait lieu à une casuistique insupportable, mais mettrait en danger les valeurs qui doivent être soigneusement préservées » (n° 304).
10. Comme toujours, le sophisme repose sur une confusion. Et pour le dissiper, il suffit de rappeler une distinction capitale. Il est vrai que la loi humaine (civile ou ecclésiastique) ne peut pas tout prévoir, qu’elle ne peut pas « embrasser dans l’absolu toutes les situations particulières » et qu’il y a des cas où l’on est obligé de remonter au principe premier de cette loi humaine (qui est la loi divine) pour en déduire la conclusion pratique non-prévue par la loi humaine, dans un cas d’exception. C’est l’exemple bien connu de la sanctification du dimanche : Dieu dit qu’il faut sanctifier ce jour et l’Eglise dit qu’il faut le sanctifier en assistant à la messe. En cas d’impossibilité d’assister à la messe, on sanctifie le jour du Seigneur d’une manière équivalente, par exemple en récitant son rosaire ou en lisant et méditant les textes de la messe du jour dans son missel. En revanche, dès que l’on est au niveau de la loi divine, on se trouve face à l’œuvre d’un législateur souverainement sage et infaillible, tout-puissant et tout prévoyant. L’œuvre du législateur divin a tout prévu, absolument tout, et la prévoyance infaillible de Dieu embrasse dans l’absolu toutes les situations particulières. C’est donc dire que la loi naturelle et la loi révélée de l’Evangile, dans les principes qu’elles énoncent, ne sauraient admettre de dispense ou de recours. Or, la nécessité et l’indissolubilité du mariage font l’une et l’autre l’objet de cette loi divine. Ici, avec la morale du mariage, nous sommes sur le plan d’une loi divine (naturelle ou révélée). Cette loi porte sur des principes absolus qui ne peuvent souffrir aucune exception : le législateur qui est Dieu a tout prévu, et aucune situation concrète n’a pu échapper à sa prévoyance. Comme l’enseigne le concile de Trente, Dieu donne toujours à l’homme les moyens d’accomplir ses commandements. « Car Dieu ne commande pas de choses impossibles, mais en commandant il t'invite à faire ce que tu peux et à demander ce que tu ne peux pas, et il t'aide pour que tu le puisses » . Face à une situation particulière, le discernement pratique du pasteur se doit de conformer, tôt ou tard, les actes de ses ouailles à la norme de ce droit divin, naturel ou révélé. Et il le peut, parce que, justement, la grâce de Dieu est suffisante et efficace. C’est ce que l’Eglise a toujours dit et fait. Et c’est ce que l’Exhortation de François – précisément ici, dans ce passage - escamote et nie implicitement, en jouant sur les mots et en introduisant la confusion. L’expression magique d’une « casuistique insupportable » est à cet égard d’une rhétorique, qui s’exerce au préjudice du salut des âmes.
11. Le discours du Pape est ici d’une gravité sans pareille, car dans la pratique qu’il autorise, au nom d’un « regard différencié », il porte un coup mortel à la loi divine même. Mise à exécution sur tous les points signalés plus haut, cette Exhortation pastorale ne sera ni plus ni moins dans les faits qu’une exhortation au péché, c’est à dire un scandale, et après avoir rappelé en théorie dans les premiers chapitres (aux n° 52, 62, 83, 123) l’enseignement constant de l’Eglise sur l’indissolubilité du mariage et sur l’efficacité de la grâce surnaturelle, elle va en favoriser la négation en pratique. Et qu’on n’aille pas nous dire que le Pape affirme ici (au n° 299) qu’il faut « éviter le scandale », car il reste indéniable qu’en autorisant de telles confusions, ses propos ne l’éviteront guère.
12. La suite coule de source, malheureusement. Après avoir ainsi rendu possible la relativisation pratique des principes de la morale catholique, il ne reste plus qu’à en tirer profit au bénéfice des pécheurs publics. La solution est d’avance toute trouvée pour donner libre cours aux revendications libertaires.
13. La norme ultime n’est plus la loi :
« Par conséquent, un Pasteur ne peut se sentir satisfait en appliquant seulement les lois morales à ceux qui vivent des situations ‘‘irrégulières’’, comme si elles étaient des pierres qui sont lancées à la vie des personnes » (n° 305).
14. On appréciera l’allusion : faire appliquer la loi, ce serait lapider la femme adultère, et contredire la miséricorde du Bon pasteur. Pourtant, Celui-ci lance à l’adresse de la malheureuse : « Va et ne pèche plus ». Et qu’est-ce que précisément le péché, sinon tout ce que l’on peut dire ou faire à l’encontre de la loi de Dieu ? La rhétorique du Pape devrait trouver ici ses limites. Mais la suite est plus grave, car elle introduit dans un document pontifical le principe protestant du libre examen :
« Dans cette même ligne, s’est exprimée la Commission Théologique Internationale : La loi naturelle ne saurait donc être présentée comme un ensemble déjà constitué de règles qui s’imposent a priori au sujet moral, mais elle est une source d’inspiration objective pour sa démarche, éminemment personnelle, de prise de décision » (n° 305).
15. La loi naturelle n’est donc plus une loi, énonçant un commandement obligatoire. Elle se trouve ravalée au rang d’un simple conseil, d’un stimulant ou d’une recommandation. Une source d’inspiration. Nous retrouvons ici la proposition condamnée par le Pape saint Pie X, dans le décret Lamentabili : « La vérité n'est pas plus immuable que l'homme lui-même, puisqu'elle se développe avec lui, en lui et par lui » (DS 3458).
16. S’il n’y a plus de loi, il n’y a plus de péché, ou plutôt, le péché devient indiscernable, au for externe, et nulle autorité dans l’Eglise ni même personne dans la société ne peut en juger. Dieu seul juge. Qui sommes-nous pour juger ?... C’est bien là l’expression emblématique de François :
« Par conséquent, il n’est plus possible de dire que tous ceux qui se trouvent dans une certaine situation dite ‘‘irrégulière’’ vivent dans une situation de péché mortel, privés de la grâce sanctifiante » (n° 301).
17. A la rigueur, on pourrait admettre qu’il « n’est pas possible de nier que quelques-uns, parmi tous ceux qui se trouvent dans une certaine situation dite ‘‘irrégulière’’, ne vivent pas dans une situation de péché mortel, et ne sont pas privés de la grâce sanctifiante ». Mais on ne saurait retenir le propos du Pape. Il signifie qu’il est impossible de considérer les unions illégitimes comme péché ou occasion de péché. Les divorcés remariés et les concubins ne doivent donc plus être présumés comme des pécheurs publics. C’est bien cela : qui sommes-nous pour juger ?... C’est la confusion morale la plus complète : confusion entre le bien et le mal, au niveau des agissements publics.
18. Si la norme ultime n’est plus la loi de Dieu, c’est la conscience de l’homme qui la remplace :
« La conscience des personnes doit être mieux prise en compte par la praxis de l’Église dans certaines situations qui ne réalisent pas objectivement notre conception du mariage. […] Cette conscience peut reconnaître sincèrement et honnêtement la réponse généreuse qu’on peut donner à Dieu, et découvrir avec une certaine assurance morale que cette réponse est le don de soi que Dieu lui-même demande au milieu de la complexité concrète des limitations, même si elle n’atteint pas encore pleinement l’idéal objectif. De toute manière, souvenons-nous que ce discernement est dynamique et doit demeurer toujours ouvert à de nouvelles étapes de croissance et à de nouvelles décisions qui permettront de réaliser l’idéal plus pleinement » (n° 303).
19. Le mariage chrétien reste peut-être un idéal, aux yeux de l’Eglise ; mais ce qui compte c’est l’idée que la conscience de chacun se fait de l’idéal. Ce qui est bon n’est pas ce qui est objectivement bon, c’est ce que la conscience considère comme bon. Même si l’on suppose que la conscience des gens mariés est plus éclairée que celle des autres, et se donne un meilleur idéal, c’est la conscience qui fait l’idéal. La différence entre l’idéal des gens mariés et l’idéal des autres est une différence de degré, une différence de plus ou moins grande plénitude. Nous sommes en plein subjectivisme et donc aussi en plein relativisme. Le relativisme découle du subjectivisme : la morale de situation, qui est une morale relativiste, découle d’une morale de la conscience. Et c’est la nouvelle morale de François.
20. L’une de ses conséquences possibles était fort attendue. La voici enfin :
« J’accueille les considérations de beaucoup de Pères synodaux, qui sont voulu signaler que « les baptisés divorcés et remariés civilement doivent être davantage intégrés dans les communautés chrétiennes selon les diverses façons possibles, en évitant toute occasion de scandale » (n° 299).
21. « Selon les diverses façons possibles » : pourquoi pas, donc, en les admettant à la communion eucharistique ? S’il n’est plus possible de dire que les divorcés remariés vivent dans une situation de péché mortel (n° 301), en quoi le fait de leur donner la communion représenterait-il une occasion de scandale ? Et dès ce moment, pourquoi leur refuser la sainte communion ? L’Exhortation Amoris laetitia va nettement dans ce sens. Ce faisant, elle représente en tant que telle une occasion de ruine spirituelle pour toute l’Eglise, c’est à dire ce que les théologiens désignent au sens propre comme un « scandale ». Et ce scandale découle lui-même d’une relativisation pratique de la vérité de foi catholique, concernant la nécessité et l’indissolubilité de l’union matrimoniale sacramentelle.
Abbé Jean-Michel Gleize, 16 avril 2016
(Source : LPL – DICI n°335 du 06/05/16)