L'euthanasie en question
Les motifs invoqués : de la pitié au cynisme – Les méthodes proposées : de l’euthanasie recette à l’euthanasie sentence – Les moyens employés – L’homme a-t-il un droit sur sa propre vie ? Jugement moral sur l’euthanasie directe – « Tu ne tueras pas » – Réponse aux objections – La souffrance et l’usage des analgésiques – La souffrance : valeur rédemptrice – Les analgésiques : légitimité et inconvénients – Calmants entraînant l’inconscience.
Les motifs invoqués : de la pitié au cynisme
1. La pitié pour l’incurable au stade des « douleurs terminales », intolérables pour lui et pour moi, m’oblige d’abréger ses souffrances. Je le « piquerai », comme on pique les animaux. Ce faisant, je ne fais que hâter une mort de toute façon fatale (cf. D.C. 1885, 1128).
2. La dignité humaine fonde un « droit à mourir dans la dignité ». Or des souffrances intolérables ou l’état d’inconscience sont indignes de l’homme. J’ai donc le droit de les prévenir ou de les faire abréger… (cf. L’Alsace 21.09.1984).
3. La liberté, apanage de la personne humaine, doit être à même de « choisir sa vie, choisir sa mort » (thème du Congrès de Nice 21-23.09.1984 – tenu par l’ADMD : Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité). J’affirme ma liberté en ne me laissant pas imposer par la nature une mort à subir contre mon gré. Le suicide d’Henri de Montherlant, condamné par ses médecins, est la mort d’un homme libre !
4. L’intérêt de la société… « Nous croyons que la société n’a ni intérêt, ni besoin véritable de faire survivre un malade condamné » (déclaration de quarante personnalités dont trois prix Nobel, 1974). « La mort légale peut se situer après 80 ans, date au-delà de laquelle les médecins pourraient se trouver exemptés… Je ne crois plus un mot de ce point de vue traditionnel selon lequel tous les hommes sont nés égaux et sacrés » (Professeur Crick, Tribune médicale, 21.11.1970).
Les méthodes proposées : de l’euthanasie recette à l’euthanasie sentence
L’ADMD propose un guide de l’ « autodélivrance » : des textes très dissuasifs donnent le change, mais il y a aussi des noms de médicaments et des indications de posologie, « de façon, précise Madame Paula Caucanas-Piser, à ce que le suicide ne soit pas cette chose ignoble et violente qu’il est maintenant » (Le Figaro 21.09.1984). Bref, suicide « propre », euthanasie à domicile, « euthanasie mode d’emploi ! » (Rémi Fontaine, Présent 24-25.09.1984).
On nous propose aussi de rédiger à l’avance notre testament biologique réclamant du médecin le « débranchage », « pour le moment où nous ne serons plus des personnes » (Figaro, 21.09.1984). Mais si vous préférez attendre, le Professeur Léon Schwarzenberg vous garantit que le médecin vous administrera sur votre demande le « cocktail lytique » : « C’est au malade et non au médecin de se déterminer et de savoir à quel moment il juge son existence et ses souffrances inacceptables » (Présent 24-25.09.1984) : bref l’euthanasie sur demande.
On respectera la volonté des malades ou du moins leur personnalité (médecins signataires du manifeste du 19.09.1984) : autrement dit, acharnement thérapeutique pour les courageux, piqûre pour les découragés. – Subtilités !, dira le Professeur Christian Barnard (le premier à tenter une greffe du cœur) : que le malade exprime seulement par écrit qu’il veut être « aidé à mourir », alors « c’est à nous et à nous seuls médecins, qu’il revient de décider que le moment est venu de mettre un terme à ses souffrances » (Présent 24-25.09.1984). Bref, l’euthanasie sentence.
Les moyens employés
1. Les analgésiques à dose… un peu trop forte : la limite est délicate à définir, entre la dose à effet analgésique et « déconnectant », et la dose mortelle. Le médecin pourra être tenté de passer de l’une à l’autre… Euthanasie indirecte ou directe ? Même l’infirmière ne pourra pas le discerner. En tout cas l’article 20 du code de déontologie prescrit ceci : « Le médecin doit s’efforcer d’apaiser les souffrances de son malade. II n’a pas le droit d’en provoquer délibérément la mort » (décret du 28.06.1979).
2. Le « cocktail lytique », la piqûre qui cause immédiatement la mort : c’est l’euthanasie « très active » comme on dit, en tout cas au regard de l’éthique, une euthanasie directe : l’intention est franchement de donner la mort.
3. Le refus de tout « acharnement thérapeutique », c’est laisser le malade condamné à mourir en paix, sans essayer de le maintenir artificiellement en vie. Un testament d’euthanasie disant : « ne me réanimez pas » veut dire simplement ceci : « Si je suis malade, ne me faites pas de choses inutiles ou pénibles ». C’est, dit le Professeur Raymond Villey, une invitation à faire de l’euthanasie passive si la situation est désespérée (Figaro, 20.09.1984). Le « débranchage » va plus loin : l’interruption d’un moyen artificiel d’entretien de la vie d’un grand malade, c’est de l’euthanasie active (ainsi pense Pascale Bosc, 17 ans, élève du lycée de Saint-Gaudens – Le Monde Aujourd’hui, 18-19.11.1984) ; mais est-ce pour autant de l’euthanasie directe ?
L’HOMME A-T-IL UN DROIT SUR SA PROPRE VIE ? JUGEMENT MORAL SUR L’EUTHANASIE DIRECTE
« Tu ne tueras point »
Tuer l’innocent est un péché grave : le cinquième commandement de Dieu : « Tu ne tueras point » est formel. Le meurtre prive autrui du plus grand des biens : la vie, qui est ici-bas la condition de tous les autres biens naturels et surnaturels. Le meurtre lèse surtout le droit exclusif de Dieu sur la vie et la mort : « considérez que je suis le Dieu unique » (Deu. 32.39).
Que dire du suicide ? – la même chose, en ajoutant ceci : celui qui se tue de sa propre autorité fait injure à la société dont il est partie et à Dieu qui garde sur notre corps la propriété, en ne nous en laissant que l’usage et l’administration, avec la charge de garder cette vie. Cela n’empêchera pas d’exposer sa vie au besoin, mais pour un plus grand bien, comme la défense de la patrie, ou de fuir une mort certaine et cruelle en se jetant du haut d’une fenêtre avec l’espoir d’en réchapper : les quatre règles du « volontaire indirect » légitiment ce « suicide indirect » ; l’action de « se jeter » est en soi indifférente ; les deux effets qui s’ensuivent sont l’un bon (échapper à l’incendie) et l’autre mauvais (risquer la mort en s’écrasant en bas) : l’intention ne porte pas sur l’effet mauvais : elle n’est nullement de se donner la mort ; de plus l’effet bon ne vient pas de l’effet mauvais ; et enfin il y a cause proportionnée : le péril que l’on fuit est proportionné au risque auquel on s’expose.
Cet exemple a l’avantage d’illustrer la différence entre l’euthanasie directe (le « cocktail lytique » est employé pour donner la mort) et l’euthanasie indirecte (l’analgésique est pris pour calmer les souffrances du malade, mais l’on sait que cela va accélérer la mort). La première n’est qu’un meurtre ou un suicide, la seconde est une action parfaitement licite, pourvu que l’intention ne soit nullement de hâter la fin du patient !
Réponse aux objections
L’euthanasie directe est donc un crime, les motifs avancés en sa faveur ne peuvent qu’être des sophismes : l’utilité de la société en est un : certes l’individu est une partie qui doit coopérer au bien du tout, mais d’un autre côté, il transcende ce tout par sa dignité de personne et sa destinée éternelle ! Dès lors la société ne peut « se débarrasser des inutiles » sans sombrer proprement dans le totalitarisme qui fait du « tout » le seul absolu.
« Choisir sa mort », c’est aussi refuser la mort que la Providence nous a préparée : naître comme je veux, en éprouvette, mourir comme je veux, par auto-délivrance : c’est la même révolte contre l’ordre naturel, le même esprit de rébellion contre Dieu. L’esprit chrétien au contraire nous fait prier « l’acte d’acceptation de la mort » : Seigneur mon Dieu, dès aujourd’hui j’accepte de votre main, volontiers et de grand cœur, le genre de mort qu’il vous plaira de m’envoyer, avec toutes ses angoisses, toutes ses peines et toutes ses douleurs.
« En finir avec une vie qui n’a plus de sens » parce qu’elle se sait condamnée, avec une « vie dégradée » par des souffrances aiguës, avec une « vie amoindrie » par l’état d’inconscience : autant de sophismes ! – La vie terrestre trouve son sens dans la vie éternelle ; même souffrante ou inconsciente, la personne conserve sa dignité d’être créée à l’image et à la ressemblance de Dieu, la dignité d’un « être d’éternité ». C’est pourquoi, dit Pie XII (aux médecins chirurgiens, 13.02.1945), « le médecin méprisera toute suggestion qui lui sera faite de détruire la vie, si frêle et si humainement inutile que cette vie puisse paraître ».
« Mais je ne fais qu’accélérer une mort inévitable », que fuir une autre mort « certaine et atroce ». – Je réponds : L’effet bon : fuir une mort affreuse vient de l’effet mauvais : la mort par « autodélivrance ». Le mal est le moyen pour obtenir un bien (en l’occurrence pour fuir un autre mal). Or, dit saint Paul, « Non faciamus mala ut eveniant bona » (Rom 3.8.). Il ne nous est pas permis de faire le mal pour qu’il advienne un bien. La volonté ne doit jamais porter sur le mal (ici le suicide), ni comme un moyen, ni comme une fin.
Combien de fois Pie XII n’a-t-il pas répété ce grand principe qui résout tant de cas moraux épineux! Ami lecteur, connaissez-le, connaissez aussi les quatre règles capitales du « volontaire indirect » (ou « de l’action à double effet ») qui ont été données plus haut !
LA SOUFFRANCE ET L’USAGE DES ANALGESIQUES
La Sacrée Congrégation romaine pour la doctrine de la foi a remarquablement bien résumé la doctrine catholique (déclaration du 05.05.1980) déjà enseignée par Pie XII (à la Société italienne d’anesthésiologie, 24.02.1957). Résumons encore.
La souffrance : valeur rédemptrice
Comme la mort, la souffrance est une peine du péché originel : « tu es poussière et tu retourneras en poussière » (Gen 3.19) ; « tu enfanteras des fils dans la douleur » (Gen 3.16) ; « tu mangeras ton pain à la sueur de ton front » (Gen 3.19). Si le médecin a le devoir de combattre la souffrance, le malade chrétien, lui, cherchera à en assumer au moins une partie, profitant de cette grâce qui lui est offerte de satisfaire à la justice divine pour ses péchés et éviter ainsi les peines du Purgatoire dont la moindre est pire que la pire de ce monde! La souffrance acceptée volontiers est également une occasion de gagner des mérites, « d’ajouter une nouvelle perle à sa couronne » pour le Paradis : et envisagée comme participation à la Passion du Christ et union au sacrifice rédempteur, elle a valeur co-rédemptrice (cf. 1. 24). Refuser les calmants ou en modérer l’usage, voici de la part d’un malade une conduite héroïque, pleinement chrétienne.
Les analgésiques : légitimité et inconvénients
« Toutefois, il ne serait pas conforme à la prudence de vouloir faire d’une attitude héroïque une règle générale. Pour beaucoup de malades, la prudence humaine et chrétienne conseillera souvent l’emploi de moyens médicaux aptes à atténuer ou supprimer la souffrance, même si les effets secondaires en sont la torpeur et la moindre lucidité. Quant à ceux qui ne sont pas en état de s’exprimer, on pourra raisonnablement présumer qu’ils désirent recevoir ces calmants et les leur administrer suivant les conseils du médecin » (SCRDF. 1980, op. cit.). Mais une narcose sera-t-elle permise, si elle doit entraîner la perte de la conscience ou abréger la vie du malade ? Pas de problème pour le second cas: on veut directement calmer les souffrances, et indirectement seulement, on permet, sans la vouloir directement, l’abréviation de la vie (volontaire indirect).
Calmants entraînant l’inconscience
Le cas des analgésiques causant l’inconscience est à examiner de plus près, car il ne faudrait pas « voler sa mort » au malade en lui faisant perdre conscience jusqu’à la mort, sans qu’il ait pu accomplir ses devoirs moraux (testaments, restitutions éventuelles à opérer) et surtout religieux (confession sacramentelle, extrême-onction, viatique si c’est possible). Là trouve sa place irremplaçable l’infirmière chrétienne, qui saura ériger l’esprit du malade au-delà de ses souffrances et de l’angoisse de la mort menaçante, dans l’espérance théologale et la préparation de son âme à la venue du prêtre. Là un acte de contrition, récité distinctement par elle contre le front du malade encore conscient mais peut-être déjà privé de ses sens externes, sauvera peut-être une âme pour l’éternité ! La tâche de l’infirmière : « soulager la souffrance et assister les personnes dans les derniers instants de leur vie » (décret du 17.07.1984, art. 1) est encore plus noble, si elle la comprend comme un apostolat auprès des âmes!
Mgr Bernard TISSIER de MALLERAIS