
La réincarnation exerce une force de séduction réelle sur les mentalités occidentales. Après une présentation générale dans le premier article, le deuxième article à donné les jugements de l’Eglise. Le troisième et le quatrième volets ont présenté les points de conflit entre la métempsychose et le dogme catholique. Les articles suivants examinent la question sous le regard de la philosophie.
Résumons les résultats précédemment acquis :
– L’âme est le principe de vie du corps, elle est donc en relation nécessaire avec un corps. Contrairement à la thèse de la réincarnation, le vivant n’est pas l’âme seule, mais le composé âme-corps.
– L’âme est la forme du corps. L’âme donne donc au corps son essence. Une âme humaine ne peut communiquer à un corps la nature végétale.
L’analyse attentive de la nature de l’âme infirme donc à elle seule la thèse de la réincarnation. L’étude des puissances de l’âme confirme ce résultat. Nous nous limiterons ici aux puissances qui ont le plus de rapport avec notre sujet : l’intelligence et la mémoire.
L’intelligence humaine
Les philosophes oscillent entre deux conceptions contradictoires de l’intelligence humaine. Les uns voudraient la réduire à un phénomène biologique. Ce qu’on appelle l’esprit ne serait que l’exercice d’un cerveau développé ou de l’imagination. C’est la tendance sensualiste.
Pour les autres, au contraire, l’intelligence humaine serait un esprit pur déchu. Ils lui donnent alors, soit la structure de l’intelligence divine qui crée elle-même son objet, soit celle des anges qui reçoivent leurs connaissances par des illuminations venues d’en-haut. C’est la tendance idéaliste. Ce dernier courant est à la source de la version contemporaine de la thèse de la réincarnation.
L’intelligence humaine étant née, nous dit-on, pour être en relation directe avec le monde des esprits, son séjour dans le corps est contre nature. Il voile le regard de l’âme et obscurcit l’intelligence. L’union de l’âme et du corps est donc au détriment de l’âme, qui se trouve comme paralysée par sa chute.
Saint Thomas répond à cette manière de voir dans un article d’une singulière beauté 1, où brillent tout à la fois le bon sens et la sagesse du docteur.
Précisons tout d’abord une question de méthode : comme nous le disions plus haut, le corps est pour l’âme, c’est elle qui le détermine et le construit. Ainsi pour savoir si l’union de l’âme humaine au corps est bonne, ou, au contraire, si elle est nocive à l’âme, il faut analyser la structure de celle-ci, et, dans le cas présent, la nature propre de l’intelligence humaine.
« Or l’âme intellective (…) tient le degré le plus bas parmi les substances spirituelles, en cela qu’elle n’a pas, de par la nature, une connaissance infuse de la vérité, comme les anges, mais qu’elle doit la cueillir à partir des choses matérielles par la voie des sens ».
« Comme l’expérience nous le montre, tant que l’âme est unie au corps, elle ne peut rien connaître si ce n’est en se tournant vers les images des choses sensibles. 2 » Par elle-même l’intelligence est comme un tableau vierge. Elle ne peut former des concepts qu’à partir du monde qui l’entoure.
« Il fallait donc que l’âme intellective ait non seulement la vertu de saisir mais aussi la vertu de sentir. Or l’action du sens ne peut se faire qu’avec un instrument corporel. Il était donc nécessaire que l’âme intellective soit unie à un tel corps qui puisse être l’organe convenable du sens. 3 »
L’analyse réaliste de l’intelligence humaine, son fonctionnement, ses limites, nous montre donc que l’union de l’âme et du corps est une nécessité de nature. « C’est pour l’avantage de l’âme qu’elle est unie au corps et qu’elle connaît en se tournant vers les images des choses sensibles. 4 »
Ce qui met à nouveau en échec la réincarnation.
La mémoire
On se souvient du message religieux de la métempsychose : les âmes connaissent une succession de vies terrestres en expiation de leurs fautes passées. Mais pour qu’une punition ait une raison d’être, il faut que le coupable se souvienne un tant soit peu de ses actes incriminés. Et de fait, même si le cas est rare, des personnes prétendent se souvenir de leurs vies antérieures.
M. Paco Rabanne nous assure, par exemple, qu’il faisait partie de la conjuration qui tenta l’assassinat de Toutankhamon, en Égypte, et qu’il se souvient des moindres détails de l’affaire. 5 Bien ! Mais qu’est-ce que la mémoire ?
Si elle est une faculté sensible, liée donc au corps, ne doit-elle pas disparaître avec celui-ci ? Et si elle réside dans l’intelligence, peut-elle conserver des souvenirs sensibles et concrets, comme des couleurs, des odeurs, des circonstances de temps et de lieu ? Saint Thomas résout cette difficulté dans l’article I, q. 79, a. 6
« Mémoire » peut s’entendre de deux façons. Au sens large, elle est une faculté dont la fonction est de conserver une trace des choses. L’acte même de connaissance consiste en ce que la puissance cognitive possède en elle, d’une certaine manière, l’objet lui-même.
Or nous savons bien par expérience que, même après avoir quitté la chose connue, nous en gardons l’impression en nous. Nous pouvons faire revenir sur le champ de la conscience telle idée, telle vérité.
De ce point de vue on peut dire qu’il y a une mémoire dans l’intelligence, qui n’est rien d’autre, en fait, que l’intelligence elle-même. Lorsqu’elle n’est plus en contact avec son objet, elle garde la connaissance qu’elle en avait, au moins en sommeil. Elle pourra le reconsidérer à volonté.
Mais notons tout de suite qu’une puissance ne peut conserver que ce qu’elle a reçu. Si j’introduis telle information dans une mémoire d’ordinateur, c’est cette information qu’elle gardera. Or l’intelligence est une faculté spirituelle. Les idées qu’elle possède sont abstraites, dégagées de toute considération de temps et de lieu.
Dans une personne, par exemple, l’intelligence ne considère que sa nature humaine, ses traits universels, non pas la couleur de ses cheveux ou le ton de sa voix. Seule la mémoire sensible, donc liée à la matière corporelle, reçoit et retient ces circonstances concrètes.
Or, se souvenir, ce n’est pas seulement considérer en nous une chose, avec les informations que nous avions reçues d’elle dans le passé. C’est regarder sa relation avec le passé. La mémoire, au sens strict, se porte sur le passé en tant que passé. Elle consiste à situer cette chose dans le passé.
Ces qualités m’apparaissent comme celles d’une chose qui n’est plus et qui était à tel moment du temps. La mémoire, au sens strict, s’intéresse à cette circonstance qu’est le temps. Or précisément le passé, est un caractère concret, lié à la matière. En ce sens, la mémoire ne se situe donc pas dans l’intelligence, mais dans la sensibilité liée à la constitution du corps.
Ainsi, même si la réincarnation était vraie, il serait strictement impossible de se souvenir de tel événement concret de nos vies antérieures. Chaque changement de corps détruirait ipso facto toutes les informations particulières reçues dans la vie achevée.
- 1. I, q. 76, a. 5.
- 2. I, q. 89, a. 1. Voir aussi I, q. 84, a. 7.
- 3. I, q. 76, a. 5.
- 4. I, q. 89, a. 1. Dans cet article, saint Thomas va jusqu’à dire que l’union de l’âme et du corps est tellement intime que la connaissance de l’âme unie au corps est plus parfaite que celle de l’âme en état de séparation.
- 5. Annick Lacroix, « La réincarnation est-elle possible ? » Madame-Figaro, juillet 1989, p. 87.