Bilan et perspectives – un entretien avec le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, le cardinal Joseph Ratzinger

Source: FSSPX Actualités

 

Le bilan du pontificat par le cardinal Ratzinger

Deutsche Tagespost : Il est de bon ton parmi les catholiques traditionnels de parler de crise de l’Eglise. Mais n’est-ce pas de tout temps que le chrétien moyen a été pris de doutes, qu’il n’a pas compris exactement bon nombre de questions de foi, qu’il a même cédé à la superstition? Si donc nous parlons de crise de la foi, quels en sont exactement les caractères ?

Card. Ratzinger : Vous avez raison. La foi de tout un chacun a toujours connu des difficultés et des problèmes, elle a eu ses limites et ses grandeurs. Mais là, nous ne pouvons pas juger. Cependant, en ce qui concerne la spiritualité de manière générale il en est tout autrement : jusqu’au siècle des Lumières et même après, le monde était au clair sur Dieu ; c’était une évidence que derrière ce monde se tient une intelligence supérieure, que le monde avec tout ce qu’il contient – la création avec ses richesses et son ordre et sa beauté – reflète l’esprit créateur. Et au-delà de toutes les divisions, il y avait une évidence fondamentale : Dieu nous parle par la Bible, il nous y dévoile son visage ; plus : dans le Christ, c’est Dieu qui vient à nous.

Ainsi, tandis qu’il y avait pour ainsi dire un consensus général sur la foi – quelles qu’en aient été les faiblesses et les limites – et que s’y opposer n’allait pas sans une rébellion consciente, il faut bien constater que cela a changé depuis les Lumières. La situation actuelle est exactement à l’opposé. Il semble que tout puisse trouver dans la matière son explication. Comme Laplace le disait déjà, on n’a plus besoin de l’hypothèse Dieu : les facteurs matériels suffisent à tout mettre en lumière. L’évolution est devenue dès lors la nouvelle divinité. Il n’y aucun domaine qui ait encore besoin de Dieu – au contraire : le faire intervenir paraît opposé à la conscience scientifique et par conséquent intenable. (…)

Dans une telle situation, qui voit la nouvelle autorité, à savoir la science, donner le dernier mot et la science populaire s’ériger en la science même, il est beaucoup plus difficile de rester fidèle à Dieu et surtout d’être disciples du Dieu de la Bible, de Dieu en Jésus-Christ, de lui obéir et de voir dans l’Eglise la communauté vivante des fidèles. Je dirais donc que dans la situation actuelle la foi demande un engagement bien plus grand ainsi que le courage de résister à des certitudes apparentes. L’accès à Dieu est devenu bien plus difficile.

D. T. : Autrefois l’Eglise avait porté même les faibles dans la foi : elle était une patrie spirituelle, un lieu auquel on appartient, une institution avec ses règles et ses commandements, qui accompagnait tout au long de la vie. Mais il semble que tout cela n’existe plus aujourd’hui. Serait-ce parce qu’il ne s’agit pas uniquement d’une crise de la foi, mais aussi d’une crise de l’Eglise comme patrie spirituelle ?

C. R. : La crise de l’Eglise est le visage bien concret de cette crise de la foi. L’Eglise n’apparaît plus comme la communauté vivante, qui nous vient du Christ et nous garantit ses paroles, qui nous est une patrie spirituelle et nous fournit la certitude profonde de la vérité de la foi. Non, aujourd’hui elle paraît ne plus être qu’une communauté parmi tant d’autres : il existe beaucoup d’Eglises et il serait humainement peu convenable de considérer la sienne comme la meilleure, dira-t-on. La simple politesse demande dans cette ligne de considérer son Eglise aussi relative que toutes les autres… Cette perte de la conscience de ce qu’est l’Eglise … est certainement la raison principale pour laquelle la Parole ne nous atteint plus avec autorité ; nous nous disons : oui, il y a là de belles choses, mais il me faut moi-même chercher ce qui me paraît juste.

D.T. : D’un autre coté, les catholiques qui, comme vous le dites, veulent rester « fidèles au pape et au magistère » et tenir en honneur ce qui est catholique, s’organisent. La division parmi les fidèles atteint donc profondément les paroisses et conduit même certains paroissiens à changer de paroisse ou même à ne plus fréquenter l’église. Voyez-vous une solution à cette division ou un nouveau départ qui puisse réconcilier les « camps » à l’intérieur de l’Eglise en Allemagne ?

C. R. : Je voudrais dire que la division intérieure de l’Eglise est un des problèmes les plus urgents de notre époque et que nous ne nous en rendons pas encore suffisamment compte. Nous sommes occupés à promouvoir l’œcuménisme et en oublions les divisions qui ont atteint l’Eglise et affectent les communautés et les familles. Permettez-moi d’en donner un exemple. Le cardinal Joseph Bernardin, archevêque de Chicago, déjà atteint par la maladie qui allait le mener quelque temps après à la mort, avait ressenti fortement cette même situation en Amérique. Il avait fondé un projet intitulé « common ground »1. Il voulait par là essayer de trouver, au moyen de larges forums de discussion, quels étaient les moyens de retrouver un fondement commun au milieu des divisions. Il est mort, mais il avait pu introduire un évêque qui poursuive ces efforts. Cependant tout s’est bientôt évanoui devant l’évidence qu’il existe déjà un « common ground ». Ce « common ground » c’est la foi de l’Eglise. Tout ce qui est rajouté est fait de main d’homme et reste incapable d’unir. (…)

Le véritable et unique fondement commun, qui seul peut vraiment porter parce qu’il ne vient pas de nous et n’a été inventé ni par des groupes ou qui que ce soit, mais qui est là depuis le début, c’est la foi de l’Eglise elle-même. Nous devons avant tout réapprendre qu’il y a une foi de l’Eglise, que ce n’est pas une fixation autoritaire, mais la dot de Jésus-Christ à son Eglise. Si certains disent à l’occasion – comme par exemple au sujet de la dernière encyclique sur l’Eucharistie – que l’on ne peut pas donner des normes de foi de manière autoritaire, cela sonne naturellement bien. Mais je me demande quelle est l’alternative ? Chacun doit-il s’inventer sa foi ? Mais alors, c’en est fini d’une communauté de foi. Que nous ayons une foi, voilà ce qui fait la communauté, et seule la foi peut fonder une communauté. Je crois que nous devons mettre toutes nos forces à réapprendre qu’il existe un « common ground » et qu’il est à la fois notre liberté et la garantie de la diversité.

D. T. : Vous parliez de la compréhension des sacrements. Un des soucis majeurs des catholiques qui restent fidèles à Rome concerne la liturgie. Vous abordez souvent des thèmes comme la « réforme de la réforme », autrement dit la réforme de la réforme liturgique de l’après-concile. Que peut-on raisonnablement en attendre ou espérer ? Les autels tournés vers le peuple seront-ils enlevés ?

C. R. : Il ne faudrait en aucun cas se mettre à introduire des changements extérieurs qui n’aient pas été préparés intérieurement. La liturgie est devenue un problème, parce que l’on a opéré trop rapidement des changements extérieurs, sans qu’il y ait eu une préparation et un travail intérieur. A l’époque on en est venu à cette idée que la liturgie est en fait du ressort de la communauté. On l’a martelé : la communauté est le sujet de la liturgie. Cela voulait dire que c’est la communauté qui invente sa manière de la célébrer. Des cercles se sont alors formés pour y réfléchir. Mais comme certains n’y étaient pas partie prenante, cela ne leur plut pas. Nous ne retrouverons l’unité dans la liturgie que lorsque nous cesserons de la considérer comme l’affaire de la communauté, que lorsque nous arrêterons de penser que nous devons avant tout nous fondre dans la liturgie qui ne serait plus que représentation de nous-mêmes. Nous avons à nouveau à apprendre qu’elle nous introduit dans le cœur de l’Eglise de tous les temps, en laquelle le Seigneur lui-même se donne à nous. Il n’y a pas de liturgie sans foi. Si l’on cherche à la rendre intéressante – avec Dieu sait quelles idées –, mais sans mettre la foi à la première place, et si on la réduit à la communauté et ne la considère plus comme une rencontre avec le Seigneur dans la grande communauté de l’Eglise entière, alors elle disparaît. Comment comprendre alors qu’on doive y aller ? Par conséquent il faut procéder à des guérisons intérieures avant de se lancer dans des entreprises extérieures. Je ne peux absolument rien me promettre si nous recommençons tout de suite à bricoler sur les choses extérieures. Nous devons revenir à une nouvelle éducation liturgique qui nous rende conscients de ce que la liturgie appartient à l’Eglise entière, qu’à travers elle, la communauté est reliée à toute l’Eglise du ciel et de la terre et que c’est là la garantie que le Seigneur vient et qu’il se passe quelque chose qui n’arrive nulle part ailleurs, dans aucune représentation, dans aucun show. C’est dans la seule mesure où nous retrouverons ce sens de la grandeur que l’unité pourra s’élever. Après cela on pourra également se poser la question de la meilleure forme des rites extérieurs. Mais le sens profond pour la liturgie doit croître à nouveau pour nous réunir. Dans la liturgie, il ne faut pas chercher à présenter nos inventions, mais à pénétrer dans ce que nous-même n’avons pas inventé, mais qui vient à nous.

D. T. : Un autre souci des catholiques fidèles s’exprime par un malaise latent envers les responsables dans l’Eglise : certains évêques resteraient trop longtemps à ne rien faire contre des abus, des fautes disciplinaires ou même la propagation d’opinions théologiques dangereuses. Le « cas Hasenhüttl » a montré clairement qu’un prêtre et théologien pouvait œuvrer des années durant malgré des théories plus que douteuses. A-t-on été trop longtemps trop large dans les étages supérieurs de l’Eglise en Allemagne ?

C. R. : Vous n’attendrez pas de moi que je vous livre mon jugement sur les évêques allemands d’hier ou d’aujourd’hui, bien sûr. Pendant cinq ans, j’ai été des leurs. Je laisserai donc à des temps futurs le soin de porter un jugement plus calme et plus objectif. Peut-être vaut-il mieux nous porter sur une réflexion plus générale : qu’est-ce qui va mal, qu’est-ce qui fait défaut ? Je crois que cela a été un des grands soucis des évêques – et je parle de ma propre expérience – de préserver la cohésion des fidèles dans ces temps troublés et donc, de ne pas provoquer des inquiétudes capables de diviser les fidèles et de détruire la paix dans l’Eglise. Il fallait donc toujours s’en tenir à des questions de proportions : cet abus, ce comportement coupable, cet enseignement hétérodoxe sont-ils à ce point graves que je doive assumer les railleries publiques ainsi que les incertitudes qui s’ensuivent ou alors dois-je tenter de résoudre le cas le plus paisiblement possible et même de tolérer ce qui en soi est inacceptable, afin d’éviter de plus grandes blessures ? Le jugement était toujours bien difficile à porter.

Je dirais cependant que notre tendance – je ne m’en exempte pas – allait à mettre au premier rang des valeurs la cohésion de la communauté, à éviter de grands conflits publics et le cortège de blessures qui s’ensuit. En comparaison, nous avons sous-estimé l’influence d’autres facteurs. On a dit rapidement : ce livre ne sera lu que par 2000 de nos gens – qu’est-ce au regard de toute la communauté, la plupart d’entre eux n’en comprendront rien –, et ce n’est qu’avec une attention très élevée que des dégâts pourraient affecter tous les fidèles. Pour cette raison, nous nous sommes tus. Mais ce faisant, nous avons sous-estimé le fait que tout poison toléré laisse des traces, qu’il continue d’agir et qu’il a vraiment mis en danger la crédibilité de l’Eglise ; en effet l’opinion qui a prévalu est que l’on peut dire ceci et cela, tout a sa place dans l’Eglise. La mission de préserver la clarté de la foi dans l’Eglise, comme son premier bien, a été sous-estimée non seulement en Allemagne, mais partout où s’est engagée cette lutte pour savoir quelle était la juste attitude des pasteurs. La question est celle de l’influence à long terme des poisons inoculés. On avait l’impression que la foi n’était somme toute pas si importante et que l’on ne savait pas exactement. Je ne voudrais accuser personne, mais nous devrions, en une sorte d’examen de conscience collectif, nous entendre à nouveau sur la primauté de la foi et devenir conscients de l’influence à long terme de négations de la foi. Nous devons apprendre à voir plus exactement que le simple repos n’est pas le premier devoir du chrétien et que la paix peut être fausse et n’être que paresse, si elle n’a plus de contenu.