Commentaire : Newman et la société libérale anglaise

En venant personnellement béatifier le cardinal Newman en Grande-Bretagne, Benoît XVI a tenu à manifester son attachement à la pensée et à la spiritualité du prélat anglais. Ses déclarations au cours de ce voyage permettent de voir les éléments qu’il retient de son enseignement, mais aussi ceux dont il s’écarte. Pour s’en rendre compte, il est utile de lire le discours de remerciement que Newman prononça à l’occasion de son élévation au cardinalat, le 12 mai 1879, et dans lequel il dénonce vigoureusement le libéralisme religieux.
Ce discours est intégralement reproduit dans le dernier numéro du Courrier de Rome (n°336, septembre 2010). On en trouvera ici un large extrait qui livre l’essentiel de la pensée du cardinal Newman sur ce qu’il appelle « un grand mal » et auquel il reconnaît avoir « résisté de toutes (ses) forces, pendant trente, quarante, cinquante ans ». Les passages en gras sont le fait de la rédaction de DICI.
(…) Le libéralisme en religion est la doctrine suivant laquelle il n’y a pas de vérité absolue en religion, mais qu’un credo en vaut un autre, et tel est l’enseignement qui gagne chaque jour en consistance et en force. Il n’admet pas qu’une religion quelle qu’elle soit, puisse être considérée comme vraie. Il enseigne qu’il faut toutes les tolérer, parce qu’elles sont toutes affaires d’opinion, que la religion révélée n’est pas une vérité, mais une question de sentiment et de goût, qu’elle n’est ni un fait objectif, ni miraculeuse, et que chaque personne a le droit de lui faire dire seulement ce qui frappe son imagination. La dévotion n’est pas nécessairement fondée sur la foi. On peut fréquenter les églises protestantes et catholiques, et tirer profit de l’une et de l’autre, sans appartenir à aucune. On peut échanger fraternellement des pensées et des sentiments spirituels, sans avoir le moindre projet de doctrine commune, ni sans en voir la nécessité. Par conséquent, puisque la religion est une affaire tellement personnelle et privée, il ne faut absolument pas en tenir compte dans les relations humaines. Si un homme s’habille d’une nouvelle religion tous les matins, qu’importe ? Il est aussi insolent de se mêler de la religion de quelqu’un qu’à la source de ses revenus ou au gouvernement de sa famille. La religion n’est en aucun cas le lien de la société.
Jusqu’ici, le pouvoir civil a été chrétien. Même dans les pays séparés de l’Eglise, comme le mien, quand j’étais jeune, le dicton selon lequel « le christianisme est la loi du pays », était valable. Aujourd’hui, partout, ce bel édifice qu’est la société, pourtant issue du christianisme, rejette le christianisme. Le dicton que j’ai cité, et cent autres de la même veine, ont disparu ou sont en train de disparaître partout, et d’ici la fin du siècle, à moins que le Tout-Puissant n’intervienne, on l’aura oublié. Jusqu’ici, on considérait que seule la religion, avec ses commandements surnaturels, était assez forte pour assurer la soumission des masses populaires à la loi et à l’ordre ; aujourd’hui, philosophes et politiciens sont déterminés à résoudre ce problème sans l’aide du christianisme. A l’autorité et à l’enseignement de l’Eglise, ils voudraient substituer avant tout une éducation universelle et complètement séculière, destinée à faire comprendre à chacun que son intérêt personnel est d’être discipliné, laborieux et sobre. Puis, en guise de grands principes moteurs pour remplacer la religion et à l’usage des masses ainsi soigneusement éduquées, cette éducation fournit les grandes vérités éthiques fondamentales de justice, bienveillance, sincérité et d’autres semblables, comme l’expérience vécue, et ces lois naturelles qui existent et agissent spontanément dans la société et les affaires sociales, qu’elles soient physiques ou psychologiques, par exemple dans le gouvernement, le commerce, la finance, les expériences dans le domaine de la santé, et les relations internationales. Quant à la religion, elle est un luxe privé, que l’on peut avoir si l’on veut, mais pour lequel il faut payer, et que l’on ne doit pas imposer aux autres, ni pratiquer si cela les importune.
Le caractère général de cette grande apostasie est partout le même ; mais dans le détail et la façon de faire, il varie selon les différents pays. Pour moi, j’aime mieux parler de ce qu’il en est dans mon pays, que je connais. Là, je crois qu’il menace de remporter un redoutable succès, bien qu’il ne soit pas facile de voir quel sera son ultime aboutissement. A première vue, on pourrait penser que les Anglais sont trop religieux pour un mouvement qui, sur le continent, semble fondé sur l’infidélité ; mais le malheur, pour nous, c’est que, bien qu’il finisse en infidélité comme ailleurs, il ne provient pas nécessairement de l’infidélité. Il faut se rappeler que les sectes religieuses qui naquirent en Angleterre il y a trois cents ans, et qui sont si puissantes maintenant, ont toujours été farouchement opposées à l’union de l’Eglise et de l’Etat, et soutiendraient la déchristianisation de la monarchie et de tout ce qui en fait partie, dans l’idée qu’une telle catastrophe rendrait le christianisme beaucoup plus pur et beaucoup plus puissant. Ensuite le principe libéral nous est imposé comme allant de soi. Considérez ce qui résulte du fait même de ces multiples sectes. Elles constituent, croit-on, la religion de la moitié de la population ; or, rappelez-vous que notre mode de gouvernement est populaire. Prenez une douzaine d’hommes au hasard, dans la rue, ils participent tous au pouvoir politique : quand vous leur demandez leur croyance, ils représentent peut-être jusqu’à sept religions différentes. Comment peuvent-ils agir ensemble dans les affaires municipales ou nationales, si chacun insiste sur la reconnaissance de sa dénomination religieuse ? Toute action serait au point mort, à moins d’ignorer la question religieuse. Nous n’y pouvons rien. Et troisièmement, il faut se rappeler qu’il y a beaucoup de bon et de vrai dans la théorie libérale ; par exemple, pour ne pas dire plus, les préceptes de justice, loyauté, sobriété, maîtrise de soi, bienveillance (1), qui, ainsi que je l’ai déjà fait remarquer, comptent parmi ses principes avoués, ainsi que les lois naturelles de la société.
Ce n’est que lorsque nous découvrons que cet appareil de principes est destiné à remplacer, à supprimer la religion, que nous déclarons qu’il est mauvais. Il n’y a jamais eu de dessein de l’ennemi aussi habilement ourdi, et avec une telle chance de réussir. Et elle a déjà répondu aux espoirs que l’on fondait sur elle. Le libéralisme est en train d’entraîner dans ses rangs un grand nombre d’hommes vertueux, sérieux et capables, des hommes mûrs au passé élogieux et des jeunes gens d’avenir. Telle est la situation en Angleterre, et il est bon que nous en prenions tous conscience. (…)
Le défi et le dilemme
Comme Newman, Benoît XVI combat le relativisme doctrinal introduit dans la société moderne par le libéralisme, et il insiste vigoureusement auprès des catholiques britanniques sur la nécessité d’une profession de foi publique, mais il lui faut concilier cette nécessité avec le principe de la liberté religieuse promu par Vatican II, et inconnu de Newman. Dès lors – il le dit dès sa première allocution devant la reine – le Royaume-Uni doit s’efforcer d’être « une société moderne et multiculturelle », tout en gardant « son respect pour les valeurs traditionnelles et les expressions de la culture que des formes plus agressives de sécularisme n´estiment ni ne tolèrent même plus ». Cette tentative de conciliation constitue un véritable « défi », car l’on sait bien que la société moderne est multiculturelle, qu’elle tolère toutes les religions et n’accepte de n’en reconnaître aucune comme vraie. La seule façon de relever ce « défi » sera de promouvoir un sécularisme modéré, ou une « laïcité positive », permettant à l’Eglise de coexister pacifiquement, voire de subsister simplement.
Lorsqu’il s’agit de l’œcuménisme, la conciliation est encore plus difficile. Le pape parle ainsi à l’archevêque de Canterbury non plus de défi, mais de « dilemme » : l’Eglise doit être « compréhensive », mais « jamais au détriment de la vérité ». Autrement dit, il lui faut être œcuménique et catholique.
A la fin du XIXe siècle, en trois phrases, Newman donnait une analyse de la société libérale sur un ton plus direct :
- « Aujourd’hui, partout, ce bel édifice qu’est la société, pourtant issue du christianisme, rejette le christianisme ».
- « A l’autorité et à l’enseignement de l’Eglise, ils (philosophes et politiciens) voudraient substituer avant tout une éducation universelle et complètement séculière ».
- « Quant à la religion, elle est un luxe privé, que l’on peut avoir si l’on veut, mais pour lequel il faut payer, et que l’on ne doit pas imposer aux autres, ni pratiquer si cela les importune. »
(DICI n°222 du 02/10/10)
Courrier de Rome n° 336, p.7 - B.P. 10156 – 78001 Versailles Cedex. (N° : 3 € - Abonnement : 20 €)
(1) Ici Newman énumère les principes qui inspirèrent ce qu’en France on appela la morale laïque. Mais comme il le fait remarquer au paragraphe suivant, ces vertus laïques étaient destinées « à remplacer, à supprimer la religion ». Et maintenant que la religion a disparu de la vie publique, ces vertus laïques - aujourd’hui dénommées « vertus civiques » - ne se maintiennent guère, et les « incivilités » se multiplient.
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