Conférence de presse de Mgr Fellay aux journalistes de l’information religieuse
Le 13 janvier 2006, Mgr Bernard Fellay a été invité à Paris par l’Association des Journalistes de l’Information Religieuse (AJIR). Pendant près d’une heure et demi, il a répondu aux questions d’une vingtaine de spécialistes des questions religieuses des principaux organes de presse européens. Les dépêches d’agence et les articles n’ont pu — brièveté oblige ! — rapporter les propos tenus lors de cette conférence de presse que de façon très synthétique. Ce qui donne parfois des raccourcis saisissants. L’APIC, par exemple, réunit des éléments de ce qu’a dit Mgr Fellay et les présente comme des réponses à un entretien de 3 pages, alors que la transcription de la conférence ne couvre pas moins de 20 pages.
On trouvera ici les formules des journalistes et les paroles de Mgr Fellay retranscrites mot à mot à partir de l’enregistrement de cette conférence. La comparaison est éclairante : elle permet de voir, si besoin était, qu’une information nécessairement rapide ne rend pas compte de tous les aspects d’une situation complexe. Il faut ajouter que ce genre d’exercice ne permet pas de développer sa pensée comme une conférence à des fidèles.
A propos du discours du pape à la curie le 22 décembre, La Croix du 15 janvier résume ainsi la réponse du Supérieur général de la Fraternité Saint Pie X : « C’est un texte capital, note Mgr Fellay. On voit bien que le Saint-Père essaie de mettre le Concile dans une nouvelle lumière. En même temps, il concède qu’il y a eu une rupture, au moins dans la présentation. » D’une manière générale, ce discours « réjouit » le supérieur général de la Fraternité. « Même si je pense qu’il ne va pas assez loin », nuance-t-il ».
De son côté l’AFP écrit : « Mgr Fellay s’est "réjoui" du discours du pape à la Curie le 22 décembre 2005. Le pape avait reconnu que "dans de vastes parties de l’Eglise, la réception du Concile s’est faite de façon plutôt difficile", soulignant qu’"avant, comme après le Concile, l’Eglise est restée la même Eglise" ».
Voici la réponse complète de Mgr Fellay :
Question d’un journaliste : A propos de Benoît XVI, vous n’êtes pas satisfait de la façon dans son discours à la curie où il mettait justement en opposition cette herméneutique de la rupture ; il y a eu une rupture entre la pensée d’avant le concile et celle d’après, et lui soutenant l’herméneutique de la continuité en disant : on reste dans la même tradition de l’Eglise.
Mgr Fellay : Disons, on voit très, très bien dans ce discours un essai de mettre le concile sous une nouvelle lumière. Je ne sais pas s’il faut dire un essai de sauver le concile, c’est moi qui parlerais comme ça, mais en tout cas il y a une volonté de mettre une barrière à une interprétation, une compréhension du concile qui a été la présentation habituelle du concile maintenant pendant des années. On voit très, très bien que le pape, sous des mots délicats se distancie de la présentation habituelle du concile. Donc il y a vraiment une volonté de présenter autrement le concile, au moins au niveau des principes, je ne sais pas ce que ça va donner.
Journaliste : Vous-même l’avez présenté aussi comme une rupture.
Mgr Fellay : Ah oui, tout à fait, c’est sûr ! Et même si vous regardez ce discours de près vous verrez que le Saint Père concède qu’il y a quand même rupture, peut-être pas tout au fond, mais en tout cas au niveau de la présentation, au niveau des applications ; c’est ce qu’il dit quand il essaie de montrer qu’il n’y aurait pas rupture au niveau des principes, principes qu’il dit ne pas être apparents ; alors il parlera aussi de continuité dans la discontinuité… je pense que là on aura un thème de discussion très très intéressant.
Journaliste : Ce discours vous réjouit plutôt ou bien vous…
Mgr Fellay : Il me réjouit par sa clarté, par sa précision, aussi par sa volonté d’éliminer un certain nombre de positions qui vraiment nous posent problème dans l’Eglise, posent des problèmes, ça me réjouit, je pense qu’il ne va pas assez loin mais c’est toujours délicat dans un mouvement d’essayer de fixer jusqu’où ça va aller. Il est très clair qu’il ouvre là une ligne, une ligne nouvelle. Jusqu’où ira-t-il dans cette ligne ? je n’en sais rien.
Au sujet d’une éventuelle administration apostolique qui permettrait de régulariser la situation canonique de la Fraternité Saint Pie X, La Croix écrit : « Quelle forme aurait cette régularisation ? Ce pourrait être un statut d’autonomie, par exemple une administration apostolique personnelle comme celle créée en 2001 à Campos (Brésil) pour les fidèles de Mgr Antonio de Castro Mayer, autre évêque intégriste, co-consécrateur lors des ordinations illicites de 1988. « Je suis presque sûr qu’on nous l’accordera, confie Mgr Fellay. Même si nous ne voulons pas être des catholiques à part : l’ancienne messe, nous ne la demandons pas pour nous, mais pour tous. Mais peut-être faudra-t-il passer par cette étape transitoire. »
Voici les propos de Mgr Fellay :
Journaliste : Est-ce que dans les problèmes qui restent à résoudre, est-ce que vous maintenez votre revendication — pardonnez moi d’employer ce discours syndical — d’un statut à part dans l’Eglise pour la Fraternité ?
Mgr Fellay : Je pense que Rome nous l’accordera, dans ce sens là il n’y a pas besoin de revendiquer. Et nous nous trouvons plutôt dans la position contraire, c’est-à-dire que nous ne cessons de dire à Rome : mais nous voulons être des catholiques normaux, nous n’avons pas du tout envie d’avoir un statut marginalisé — nous n’avons pas du tout, si on peut dire, excusez-moi l’expression, dans le zoo, nous n’avons pas du tout envie de jouer le rôle du dinosaure à qui on accorderait un statut spécial. Parce que dans les discussions que nous avons avec Rome, depuis déjà un certain temps, on nous dit : bon on va respecter votre charisme particulier. Nous disons : mais écoutez, cette messe que nous demandons nous ne la demandons pas pour nous, nous la demandons pour tous, c’était autrefois la messe de tous, la messe catholique et nous demandons qu’elle redevienne la messe de tous et non pas simplement la nôtre, et donc dans ce sens là nous ne demandons pas de statut particulier, au contraire… peut-être qu’il faudra passer par cette étape, ça oui, probablement même.
Journaliste : Qui pourrait être une formule du type d’une prélature comme pour l’Opus Dei ?
Mgr Fellay : Je pense que ce sera un petit peu différent. On parle d’Administration apostolique, c’est un petit peu différent. Quelle est la différence : la prélature ne concerne que les membres, c’est-à-dire qu’effectivement les membres de l’Opus Dei jouissent de certains, si on peut dire, privilèges mais n’en bénéficient que les membres, vous devez être membres de l’Opus Dei. La Fraternité, les membres de la Fraternité à strictement parler ce sont des prêtres et des religieux, c’est tout, on ne parle pas des fidèles, donc il faut trouver une formule qui englobe aussi, bien sûr, évidemment, les fidèles.
Journaliste : Ce qui s’est passé à Campos, par exemple ?
Journaliste : Donc cette Administration apostolique pourrait vous être accordée, mais en dehors des évêques gardiens de l’unité des catholiques dans un territoire diocésain.
Mgr Fellay : Je pense qu’il y aurait un régime d’exemption.
Journaliste : Vous êtes sûr ?
Mgr Fellay : J’ai dit : je pense, et je suis passablement sûr, oui.
Journaliste : Dans le style de ce qui s’est fait par exemple à Campos, dans un sens peut-être plus large ?
Mgr Fellay : Voilà, c’est ça, c’est l’optique de Campos. C’est-à-dire que forcément à un certain moment il y a quand même des relations, ce n’est pas un régime totalement indépendant. Le régime des fidèles, dans un cas pareil, on appelle un régime de juridiction mixte, c’est-à-dire que Rome ne soustrait pas ces fidèles à l’autorité des évêques, mais elle leur permet de bénéficier de cette autorité parallèle qu’on trouve dans une administration.
Sur l’état de nécessité que la Fraternité Saint Pie X invoque pour justifier les consécrations épiscopales de 1988 et son apostolat actuel, La Croix et La Libre Belgique divergent. En effet, le quotidien français écrit : «On se dirige ainsi plus vers une “régularisation“ de la Fraternité», se félicite Mgr Fellay, même si demeure en cause la question de la licéité des ordinations épiscopales de 1988. «Pour Rome, il n’y avait pas d’“état de nécessité“ qui aurait justifié ces ordinations», regrette Mgr Fellay ». Tandis que le journal belge résume : «L’ «état de nécessité» invoqué par les lefebvristes pour demeurer en marge de l’Eglise aurait été implicitement reconnu par le Pape, auquel la Fraternité prête le souhait «de mettre le Concile Vatican II sous une nouvelle lumière et de se distancier de sa présentation habituelle».
En fait Mgr Fellay a affirmé que Benoît XVI n’admettait pas l’argument de l’état de nécessité, tout en concédant une certaine réalité à cet état de nécessité, au moins dans deux pays :
« (les termes utilisés seront plutôt des termes comme “régularisation d’une situation” parce qu’effectivement, dans ce cadre), il y a le problème du sacre lui-même, censuré par Rome ; nous essayons nous d’expliquer que la censure ne porte pas à cause des circonstances et, disons, basée sur le droit canon ; Rome dira ou a essayé de dire par le conseil pontifical pour l’interprétation des textes législatifs que notre argument, c’est-à-dire l’argument de nécessité ne valait pas pour ce cas là. Disons, pour dire les choses plus précisément, il y a un code, enfin un canon du droit canon nouveau, qui dit que si quelqu’un agit par nécessité il ne tombe pas sous la loi et un autre canon qui dit que si cette nécessité était purement subjective, c’est-à-dire que si la nécessité n’existait pas objectivement mais que la personne pensait qu’il y avait nécessité, eh bien ! elle ne devait pas être punie par la peine maximale prévue par le droit. Ce sont les arguments que nous utilisons pour dire, d’une part, que nous pensons qu’il y a nécessité, état de nécessité même objectif, mais enfin même si Rome ne veut pas reconnaître cet état objectif il reste le point de vue subjectif et donc on ne devrait pas être punis par la peine maximale. Il y a eu une thèse, une licence en droit canon qui a été déposée sur ce thème-là, et qui a été reçue par la Grégorienne. Il y eu ensuite cette intervention du Conseil pontifical pour l’interprétation des textes législatifs pour dire que, dans ce cas-là, on ne peut pas parler de nécessité parce que sinon, bien sûr, cela introduit un principe de possibilité d’anarchie dans l’Eglise.
Néanmoins, et ça c’est très intéressant aussi, lors de l’audience avec le pape, le pape a réutilisé l’argument en disant : « Vous n’avez pas le droit de justifier votre activité en faisant référence à un état de nécessité » en donnant comme explication : « j’essaie, disait-il, de résoudre les problèmes », ce sont ses paroles. C’est un aveu en même temps : cela veut dire qu’il y a des problèmes ; s’il essaie de les résoudre c’est que les problèmes sont encore existants et lui-même, quelques minutes plus tard, dans son explication disait : « Il faudrait voir s’il n’y a pas état de nécessité en France et en Allemagne. » Ce qui montre que finalement notre argument n’est pas si mauvais que ça. Enfin c’était juste un tout petit développement pour dire que…
Journaliste : En quoi il y aurait état de nécessité en France et en Allemagne ?
Mgr Fellay : Il ne me l’a pas dit, il ne l’a pas dit. Je me suis posé d’abord la question pourquoi ces deux pays ? Alors là c’est une pure… c’est l’explication personnelle : je pense que le Saint Père à ce moment-là fait une référence aux problèmes liturgiques et aux oppositions qu’on peut trouver dans ces deux pays pour une liberté de l’ancienne messe. Je ne suis pas sûr, c’est un essai d’explication. Parce que si je compare la France, l’Allemagne avec les autres pays du monde franchement je ne vois pas beaucoup de différences, en tout cas de mon côté. C’est vrai qu’au point de vue liturgique aux États-Unis par exemple, il y a beaucoup plus de liberté, beaucoup plus d’évêques, il y a au moins 150 diocèses où la messe tridentine est célébrée, avec ce qu’on appelle la messe de l’indult, c’est-à-dire l’évêque qui a donné cette permission. Mais lorsque nous parlons d’un état de nécessité c’est une autre perspective. Il n’y a pas que la liturgie, il y a toute la vie de l’Eglise, il y a l’enseignement de la foi…
Sur la volonté de procéder par étapes, lentes ou rapides, dans les relations entre Rome et Ecône, La Croix rapporte : « Le chef de file intégriste, qui a rencontré le 15 décembre le cardinal Dario Castrillon Hoyos, président de la commission Ecclesia Dei, affirme même sentir du côté du Vatican une volonté de résoudre le problème le plus rapidement possible. «Rome veut aller vite, mais nous ne sommes pas aussi sûrs de vouloir aller aussi vite !», tempère toutefois Mgr Fellay, estimant que «si nous signions aujourd’hui, tous nos fidèles ne nous suivraient pas».
Les questions et les réponses exactes étaient celles-ci :
Journaliste : Est-ce que vous avez un échéancier avec Rome ?
Mgr Fellay : On est en train de le mettre au point. Je ne peux pas dire qu’il existe déjà. La seule chose que je peux dire c’est que justement Rome voudrait aller vite et qu’il nous semble qu’on ne peut pas aller aussi vite que ça.
Journaliste : Rome voudrait aller vite, c’est-à-dire eux ont fixé une échéance ?
Mgr Fellay : Non. Tout au début, en l’an 2000, j’avais vu le cardinal Castrillón le 29 décembre. Il disait à cette époque-là : le pape voudrait que tout soit terminé pour Pâques, donc pour Pâques 2001 ; voyez maintenant nous sommes en 2006.
Je pense qu’on avance, mais on avance lentement. C’est dû à plusieurs éléments, je pense que l’élément… un des éléments qui freine c’est l’élément psychologique ; j’ai essayé d’expliquer ça à Rome en leur disant : écoutez les gens qui viennent chez nous sont des gens qui ont été blessés, qui ont été heurtés et qui à un certain moment ont fait un pas qui leur a coûté énormément. C’est-à-dire qu’ils se sont trouvés devant un choix, et ce choix c’était continuer dans une situation qui les heurtait ou bien nous rejoindre en sachant qu’ils allaient se trouver sous les censures ecclésiastiques. Et ce n’est jamais agréable de se trouver devant une censure ecclésiastique. Néanmoins ils ont préféré faire ce pas plutôt que de rester dans la situation où ils se trouvaient. Or, comment imaginer, comment penser que ces fidèles se retrouvent dans la situation antécédente sans que quelque chose d’autre se soit passé entre-deux ? C’est ça, et si vous voulez il y a ce que j’appellerai sous le mot méfiance. Dans nos milieux on se - entre guillemets — “méfie” de Rome et c’est tout un travail pour dépasser cette méfiance, pour apprécier la situation actuelle, pour voir ce qui a bougé, ce qui a changé, dans quel sens ça va et ça demande du temps tout ça ».
Une volée de questions empêcha Mgr Fellay de terminer. Il s’apprêtait à ajouter ce qui est résumé dans le paragraphe suivant tiré de la conférence du 11 décembre 2005 à St Nicolas du Chardonnet : J’ai conclu auprès des autorités romaines en disant : « Si vous voulez regagner notre confiance des paroles ne suffiront pas, il faut des actes. Il faut une reprise en main. Il faut condamner ce qu’il faut condamner, les hérésies, les erreurs. Qu’il s’agisse de la foi, qu’il s’agisse de la morale, de la discipline, qu’il s’agisse de la liturgie, il faut que ces actes de condamnation soient connus. Cela dit, il faut aussi des actes positifs. Il faut que la vie catholique qui actuellement est rendue impossible dans l’Eglise officielle, que la vie normale, traditionnelle soit rendue possible de nouveau. Et cela ne peut se faire qu’en favorisant la Tradition ».
Au tout début de l’échange avec les journalistes, Mgr Fellay avait déjà déclaré :
« Du côté de Rome, on sent un désir de régler le problème, si je puis dire ainsi, le problème que pose la Fraternité, le plus rapidement possible. C’est certainement la volonté du pape, du Saint Père. Dans le concret qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que Rome préconise relativement rapidement une régularisation.
« De notre côté, pour une fois, si nous pouvons dire ainsi, nous freinons un peu, cela ne veut pas dire que nous nous opposerons mais nous ne voudrions pas faire des court-circuits sur des questions importantes qui resteraient… qui poseraient des problèmes après, il vaut mieux essayer de résoudre les problèmes avant qu’après ».
A l’issue de la conférence, à une journaliste qui lui demandait en privé s’il voyait quand même une date pour une réconciliation avec Rome, Mgr Fellay répondait peut-être par boutade : « Oui, d’ici dix ans ».