A Davos, l’Eglise s’invite dans le débat social

Source: FSSPX Actualités

Dans un message lu par le cardinal Peter Turkson, préfet du dicastère pour le Service du développement humain intégral, à l’occasion du forum économique de Davos qui s’est tenu du 23 au 26 janvier 2018, le pape François a mis en garde contre « la culture du jetable ».

C'est à l'invitation du professeur Klaus Schwab, Président du Forum économique mondial, que le pape a pu s'exprimer alors que cette réunion des élites politiques et économiques de la planète avait pour thème : « Construire un avenir commun dans un monde fracturé ». Son message est daté du 12 janvier 2018.

Ce qu'a dit le pape

Prenant acte de la gouvernance mondiale qui se développe dans un monde fracturé, le pape a encouragé les participants à chercher « de meilleures bases pour construire des sociétés inclusives, justes et solidaires ». Il s'agit pour lui de répondre au défi des nouvelles technologies qui, dans un monde globalisé, sont mises au service des seuls intérêts privés et de la recherche du profit. La liberté économique ne doit pas prévaloir sur la liberté humaine, le marché n'est pas un absolu mais « doit honorer les exigences de la justice ».

Comme à son habitude, le pape pointe du doigt les problèmes que sont la pauvreté, le chômage, les nouvelles formes d'esclavage, mais aussi les modes de vie souvent individualistes où les questions techniques et économiques prennent le pas sur les questions anthropologiques. D'où le risque de voir l'être humain réduit à être traité « à la manière d’un bien de consommation à utiliser ». C'est ainsi que la vie humaine se trouve éliminée sans trop de scrupule – allusion sans doute aux pratiques de l'avortement et de l'euthanasie qui tendent à s'imposer partout, mais aussi au développement des manipulations génétiques sur le 'matériel' humain.

« Dans ce contexte, a déclaré le pape, il est vital de protéger la dignité de l’être humain, notamment en offrant à chacun de réelles possibilités de développement humain intégral et en appliquant des politiques économiques favorables à la famille. » Par ailleurs, « les modèles économiques doivent également respecter une éthique de développement durable et intégral, fondée sur des valeurs qui placent la personne humaine et ses droits au centre des préoccupations ».

Revenant sur l'essor des nouvelles technologies, de la robotique et de l'intelligence artificielle, le pape a demandé à ce qu'elles soient elles aussi « utilisées de façon à contribuer au service de l’humanité et à la protection de notre maison commune plutôt que le contraire. » - allusion lointaine au transhumanisme ?

Face à la propagation de la pauvreté et de l'injustice, « c'est un impératif moral de créer des conditions propices à ce que chaque être humain vive dans la dignité ». Le monde de l'entreprise doit rejeter « une culture du prêt-à-jeter et une mentalité de l'indifférence ». Au contraire, il doit mettre en œuvre les changements suivants : « augmentation de la qualité de la productivité, création de nouveaux emplois, respect du droit du travail, lutte contre la corruption publique et privée et promotion de la justice sociale, ainsi qu'un partage juste et équitable des profits ». Ainsi seront promus « un avenir qui favorise la prospérité de tous », « des valeurs authentiques », « cette planète chère à nos cœurs » et « le développement de l'humanité ».

En conclusion, le pape forme des vœux pour que cette réunion de Davos fasse avancer le bien commun et invoque sur « les participants au Forum les bénédictions divines de sagesse et de force ».

Les limites de l'exercice

Une intervention pontificale à un forum économique fondé sur le principe de la gouvernance mondiale est un exercice délicat : le pape en tant que chef d’Etat peut intervenir ex officio dans un débat politique sur le bien commun, mais il est aussi chef de l’Eglise et à ce titre il doit pouvoir exposer et promouvoir la doctrine sociale de l'Eglise.

Cette doctrine sociale de l’Eglise a pour fondement « le respect de la loi naturelle », comme le rappelle Pie XII dans son Allocution aux membres du Congrès international des études humanistes, le 25 septembre 1949.

A Davos, François évoque très discrètement dans son message ce fondement du droit naturel à travers sa défense des principes du droit à la vie et du respect de la dignité humaine ; encore faudrait-il bien expliquer le terme de « dignité de l’homme », qui suppose un agir conforme à la droite raison sur laquelle Dieu a créé l'homme à son image.

Si le pape émet une critique à peine voilée de la globalisation actuelle, ce sont davantage ses conséquences néfastes qui sont dénoncées plutôt que son principe même. Il est vrai que l'appel « à la formation d'une communauté mondiale, dont tous les membres seront sujets conscients de leurs devoirs et de leurs droits, travailleront en situation d'égalité à la réalisation du bien commun universel », remonte au pape Jean XXIII, dans l'encyclique Mater et Magistra (15 mai 1961).

Et Dieu dans tout cela ?

Si l'exercice est délicat, il n'en reste pas moins étrange d'entendre le pape ne pas évoquer une seule fois le nom de Dieu, ni la place de ses commandements ou le rôle de la religion dans la vie des hommes. Seule l'invocation des bénédictions divines sur les travaux du Forum vient donner une touche religieuse plutôt que surnaturelle à cette communication papale.

Sur le fond, le chef de l'Eglise a raison de pointer du doigt les injustices et les dysfonctionnements du système économique mondial. Cela dit, le bonheur sur terre passant par la création de nombreux emplois, la justice sociale, le partage des profits, la protection de la planète et le développement de l'humanité, renvoie davantage au socialisme utopique plutôt qu'au règne du Christ ici-bas. Qu'on lise la lettre de saint Pie X condamnant le Sillon, ce mouvement démocrate-chrétien prétendant subordonner l'Eglise à l'humanité, en se berçant de grands mots. L'invocation des « valeurs authentiques » (lesquelles ?), fussent-elles humanistes, le « développement humain intégral » restent des formules tant que leur contenu n'est pas clairement défini. La foi, la vraie religion, les devoirs envers Dieu et le prochain, la morale conforme à la nature humaine ne sont pas ici superflus, surtout en un temps où se développent le travail du dimanche, les lois contraires au bien de la famille et le primat de l'économie sur la politique.

Dans l'encyclique à la base de la doctrine sociale de l'Eglise qu'est Rerum novarum (15 mai 1891), Léon XIII ne se privait pas de rappeler quelques vérités évangéliques : il n'y a pas de honte à être pauvre ; l'économie doit respecter les commandements de Dieu et la loi naturelle ; les riches et les puissants auront à rendre des comptes. Extraits :

- « Quant aux déshérités de la fortune, ils apprennent de l'Eglise que, selon le jugement de Dieu lui-même, la pauvreté n'est pas un opprobre et qu'il ne faut pas rougir de devoir gagner son pain à la sueur de son front. C'est ce que Jésus-Christ Notre Seigneur a confirmé par son exemple, lui qui, "tout riche qu'il était, s'est fait indigent" (2 Co. 8, 9) pour le salut des hommes ; qui, fils de Dieu et Dieu lui-même, a voulu passer aux yeux du monde pour le fils d'un ouvrier ; qui est allé jusqu'à consumer une grande partie de sa vie dans un travail mercenaire. "N'est-ce pas le charpentier, fils de Marie ?" (Mc 6, 3) ».

Il n'y a pas de honte à être pauvre, ce n'est pas une atteinte à la dignité humaine.

Au contraire, poursuit Léon XIII : « Quiconque tiendra sous son regard le Modèle divin comprendra plus facilement ce que Nous allons dire : la vraie dignité de l'homme et son excellence résident dans ses mœurs, c'est-à-dire dans sa vertu ; la vertu est le patrimoine commun des mortels, à la portée de tous, des petits et des grands, des pauvres et des riches ; seuls la vertu et les mérites, partout où on les rencontre, obtiendront la récompense de l'éternelle béatitude. Bien plus, c'est vers les classes infortunées que le cœur de Dieu semble s'incliner davantage. Jésus-Christ appelle les pauvres des bienheureux (Mt 5, 5) ; il invite avec amour à venir à lui, afin qu'il les console, tous ceux qui souffrent et qui pleurent (Mt 11, 28) ; il embrasse avec une charité plus tendre les petits et les opprimés. Ces doctrines sont bien faites certainement pour humilier l'âme hautaine du riche et le rendre plus condescendant, pour relever le courage de ceux qui souffrent et leur inspirer de la résignation. Avec elle, se trouverait diminuée cette distance que l'orgueil se plaît à maintenir ; on obtiendrait sans peine que des deux côtés on se donnât la main et que les volontés s'unissent dans une même amitié ».

- « Il importe au salut public et privé que l'ordre et la paix règnent partout ; que toute l'économie de la vie familiale soit réglée d'après les commandements de Dieu et les principes de la loi naturelle ; que la religion soit honorée et observée ; que l'on voie fleurir les mœurs privées et publiques ; que la justice soit religieusement gardée et que jamais une classe ne puisse opprimer l'autre impunément ; qu'il croisse de robustes générations capables d'être le soutien et, s'il le faut, le rempart de la patrie ».

- « Les fortunés de ce monde sont avertis que les richesses ne les mettent pas à couvert de la douleur, qu'elles ne sont d'aucune utilité pour la vie éternelle, mais plutôt un obstacle (Mt 19, 24), qu'ils doivent trembler devant les menaces insolites que Jésus-Christ profère contre les riches (Lc 6, 24) ; qu'enfin il viendra un jour où ils devront rendre à Dieu, leur juge, un compte très rigoureux de l'usage qu'ils auront fait de leur fortune ».

Qu'en retenir ?

Certes le message de François lu au Forum de Davos n'est pas une encyclique et ne s'adressait pas à ses frères évêques. Pourtant il est bien légitime de s'interroger sur l'intérêt de telles interventions où le message de l'Eglise se trouve dilué parmi d'autres opinions. Le pape François le reconnaît au début de son message : il ne s'agit guère que « d'inclure le point de vue de l'Eglise et du Saint-Siège à la réunion de Davos ». L'Eglise court le risque de servir de caution morale à un forum mondialiste.

Quant à la doctrine sociale du Christ-Roi, que Jean Madiran aimait à présenter comme l'accomplissement de la doctrine sociale de la loi naturelle, elle est la grande absente de ce discours, comme tant d'autres...

Il est temps de « prendre des mesures courageuses et audacieuses » afin « de garder la boussole orientée vers le ‘vrai Nord’ des valeurs authentiques », a écrit François en conclusion de son message. Et si la mesure la plus audacieuse était de redonner à la doctrine sociale du Christ-Roi son droit de cité au sein de l’Eglise, et de la présenter aux gouvernants et aux décideurs, quel que soit leur niveau de responsabilité ?