Étude dogmatique : Le problème des Limbes – Courrier de Rome, n° 299, Avril 2007
Enguerrand Quarton : rare représentation du limbus puerorum (limbe des enfants) dans le Couronnement de la Vierge (1454)
Le Courrier de Rome a déjà abordé à plusieurs reprises la question des Limbes, que les néo-modernistes voudraient supprimer. Je me permets de revenir sur la question, pour approfondir la portée dogmatique de cette réalité, et surtout pour répondre par avance aux sophismes grâce auxquels les modernistes voudraient contourner le problème, et changer la doctrine traditionnelle de l’Église.
En effet, le bruit court — dans des milieux romains bien informés et opposés à cette innovation — que pour les modernistes, de même que Dieu a sanctifié certains élus (saint Jean Baptiste, Ezéchiel) dans le sein de leur mère, sans attendre la circoncision qui équivalait, dans l’Ancien Testament, au baptême du Nouveau Testament, de même Il rendrait commun à tous ce privilège spécial qu’Il avait réservé à un très petit nombre.
Or la fausseté du raisonnement moderniste saute aux yeux du simple fidèle. En effet si ce raisonnement était vrai, le privilège miraculeux serait quelque chose d’ordinaire et de normal, et il cesserait d’être un privilège miraculeux, c’est-à-dire un événement exceptionnel et rare. Il y aurait une contradiction dans les termes, puisque ce serait un miracle non… miraculeux, ce qui répugne au bon sens.
Théologie
Dieu ne déroge à la règle commune que pour un privilège exceptionnel (par exemple, la toute-puissance divine peut suspendre une loi naturelle ou physique, en ressuscitant un mort, comme le fit Jésus avec Lazare pour manifester aux Juifs incrédules sa divinité, mais cela n’advient pas pour tous ceux qui meurent : c’est un fait que nous constatons tous les jours, et « contra factum non valet argumentum »).
La voie ordinaire, établie par la providence, consiste à recevoir l’ordre surnaturel soit par un acte de foi suivi si possible du baptême (pour les adultes), soit par le seul baptême (pour les nouveau-nés). Telle est la façon d’agir commune de Dieu; la sanctification dans le sein maternel est un privilège qui, en tant que tel, ne peut pas être commun, sous peine de cesser d’être un privilège.
En outre, le cardinal Charles Journet, dans le « Dictionnaire de théologie catholique », écrivait : « Bien que tout soit possible à Dieu, il n’est pas permis d’admettre une dérogation à la loi universelle [baptême des enfants], à moins que Dieu lui-même ne la révèle [comme dans le cas d’Ezéchiel et de saint Jean Baptiste], Les exceptions à une loi universelle ne doivent pas être présumées mais démontrées » (art. Baptême).
Magistère
Je voudrais me limiter à reprendre les thèses déjà exposées, pour montrer au lecteur l’importance qu’elles ont pour notre foi, et la gravité du changement de doctrine, que l’on trouve déjà en germe dans le Novus Ordo Missae, qui prévoit un rite pour les enfants morts sans le baptême, changement qui a aussi été intégré dans le « Catéchisme de l’Église Catholique ».
Tout d’abord, la doctrine sur les limbes est formellement révélée : « Nul, s’il ne naît de l’eau et de l’esprit, ne peut voir le royaume des cieux » (Jn 3, 5); et : « Allez donc, enseignez toutes les nations, baptisez-les au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Qui croira et sera baptisé sera sauvé » (Mt. 28, 19). C’est pourquoi la pratique infaillible de l’Église, fondée sur la Révélation divine et la Tradition apostolique, impose de baptiser au plus vite les nouveau-nés (Concile de Trente, Denzinger 791).
Le Magistère de l’Église, ensuite, a condamné cette « nouvelle » vieille erreur, aussi vieille que le diable et professée par Pelage et ses disciples, en 411, au Concile de Carthage ; mais il est inexact de dire que la doctrine sur les limbes est née avec et contre le pélagianisme. Saint Jérôme et saint Augustin furent parmi les premiers Pères ecclésiastiques à s’élever contre cette erreur.
Un second Concile fut convoqué à Carthage, en 416, pour la recondamner. À Milève, en 416, l’Église la condamna pour la troisième fois. [1] Le Pape Innocent I, le 27 janvier 417, écrivit la Lettre 182 au primat Silvain et à tous les évêques du Concile de Milève, pour rappeler que son but était de préserver la foi catholique contre l’hérésie pélagienne et spécialement que « C’est le comble de la folie (perfatuum est) d’affirmer que les enfants peuvent obtenir la récompense de la vie éternelle même sans la grâce du baptême ». [2] « L’intervention du Pape Innocent I – commente le père Attilio Carmin O.P. – revêt, par les paroles mêmes du pontife, un caractère dogmatique, puisqu’il s’agit de l’intervention de l’autorité magistérielle suprême de l’Église en matière de foi. Le document pontifical confirme les décisions des Conciles de Milève et de Carthage. » [3] Le père Carpin affirme encore : « Le Pape exclut que les enfants morts sans baptême puissent accéder à la vie éternelle…, puisque celle-ci ne peut pas être totalement indépendante du baptême.
Dans le cas contraire, on nierait la nécessité salvifique du Christ, la présence du péché originel. » [4] Il y eut, en outre, un troisième Concile carthaginois (418) qui recondamna la doctrine pélagienne, en se fondant sur ce qui est formellement révélé : « Nul, s’il ne naît de l’eau et de l’esprit, ne peut voir le royaume des cieux (Jn 3, 5). » Le Concile enseigne comme divinement révélé (« En raison de cette règle de la foi, les enfants aussi… sont baptisés pour la rémission des péchés ») le fait que le baptême est aussi nécessaire aux enfants pour aller au Ciel. S’il y a eu des exceptions (Ezéchiel et St Jean-Baptiste), ce sont les exceptions qui confirment la règle, mais on ne peut pas faire que l’exceptionnel devienne régulier (comme le voudraient les modernistes), sous peine de contradiction. Le Concile d’Éphèse (431) renouvela la condamnation du pélagianisme.
Patristique
Saint Augustin
Il faut dire que saint Augustin, pour réagir au pélagianisme, épousa initialement une thèse excessivement sévère (en s’éloignant de l’enseignement des Pères grecs, qui parlaient seulement de privation de la vision de Dieu, sans peine), qu’il adoucira ensuite, en affirmant que les enfants morts sans baptême souffrent une peine éternelle, bien que très légère [5]. Mais le saint Docteur reconnaîtra lui-même : « Je suis conscient de la profondeur du mystère et je reconnais que mes ressources sont insuffisantes à en sonder le fond…, mais je dois tenir compte de l’insuffisance humaine et je ne dois pas contredire l’autorité divine. » [6]
La foi chrétienne enseigne en effet la nécessité absolue et universelle du salut du Christ, même pour les enfants nouveau-nés. Sans la grâce sanctifiante, qui est germe de gloire, on ne peut pas arriver à la vision béatifique, de même que sans germe de pommier on n’aura jamais de pommier. C’est absolument certain. L’ordre surnaturel est au-dessus de la nature et, sans lui, l’enfant n’a pas droit à la vision surnaturelle de Dieu. Ce n’est pas une injustice ; en effet, il a une connaissance et un amour purement naturels de Dieu Cause première, et il ne souffre pas du remords de la conscience car – contrairement aux néomodernistes – il sait que ce n’est pas de sa faute s’il ne peut pas entrer au Paradis, et là où il n’y a pas de faute, il n’y a pas de peine. Toutefois, saint Augustin resta lié à la doctrine, perfectionnée par la suite par les scolastiques, d’une peine qui, bien que minime, en était quand même une (« minima pœna non tamen nulla »).
Saint Grégoire le Grand
Il nie lui aussi la vision béatifique pour les enfants morts sans le baptême, en se fondant sur la révélation divine (Jn III, 5). Le saint Pape parle d’une différence de peine entre quelqu’un qui meurt avec un péché mortel actuel, et les enfants qui meurent avec le seul péché originel, et qui souffrent une peine bien inférieure, mais une peine tout de même. Comme saint Augustin, saint Grégoire s’arrête face à un mystère que la patristique n’avait pas encore réussi à aborder de façon adéquate. Ce travail reviendra aux scolastiques. Malgré cela, saint Grégoire spécifie qu’il y a en enfer une zone supérieure (lieu de tranquillité qui ne comporte aucune souffrance physique, mais une gêne morale, qui sera ensuite précisée par les médiévaux) et une zone inférieure, qui est celle du tourment physique (ou peine du sens) et de la peine du dam. [7] Avec saint Grégoire le Grand, on commence donc à bien faire la distinction entre les enfers ou limbes des justes de l’Ancien Testament, qui souffrent temporairement la peine du dam, sans peine du sens, le purgatoire, où l’on souffre la peine temporaire du sens et du dam, et les limbes des enfants, morts avec le seul péché originel.
Théologie
La scolastique
Entre le IXe et le XIe siècles, la théologie marche sur les traces de saint Augustin et de saint Grégoire. Au XIIe siècle, la question est reprise et approfondie, en particulier par saint Anselme d’Aoste, qui demeure encore très lié à la tradition augustinienne, Yves de Chartres, Hugues de saint Victor, qui introduit un approfondissement important et homogène du dogme : on ne parle pas de damnation, mais seulement de privation de la vision béatifique, sans aucune souffrance. [8] Le comment et le pourquoi restent un mystère.
Pierre Lombard propose la solution augustinienne, mais plus mitigée : une peine très légère, sans aucune peine physique ni morale : il n’y a que la privation du face à face avec Dieu, mais sans souffrances physiques ni morales [9]. Avec Alexandre de Hales, on se rapproche de la solution définitive, qui sera donnée par saint Bonaventure de Bagnorea et par saint Thomas d’Aquin. En effet, dans son Commentaire des Sentences de Pierre Lombard, Alexandre forge le terme limbes, qui signifie le bord (de l’enfer). Nous avons vu que cette notion (mais non pas le mot) était déjà implicitement présente chez saint Augustin et saint Grégoire le Grand. Mais chez les Pères demeurait l’idée qu’il y avait dans l’enfer supérieur (ou limbes) une certaine angoisse ou tourment de conscience, état typique de celui qui désire un bien qu’il ne peut pas obtenir [10]. Pour arriver à la réponse la moins éloignée de la réalité, il faut attendre les deux grands scolastiques : saint Bonaventure et saint Thomas.
Saint Bonaventure
Selon le saint de Bagnorea, les enfants morts sans baptême sont privés de la grâce et donc de la gloire, mais ils ne souffrent aucune peine sensible puisqu’ils n’ont commis aucun péché actuel. [11] Pour saint Bonaventure, les enfants ne souffrent pas non plus moralement, bien que conscients de ne pas avoir la vision de Dieu. [12] L’enseignement scolastique « n’est pas perçu comme contradictoire [ou hétérogène] par rapport à la pensée de saint Augustin, mais bien comme son explicitation. Les ambiguïtés d’Augustin… trouvent chez Bonaventure une solution théologique plus cohérente ». [13]
Saint Thomas
Saint Thomas d’Aquin enseigne que la seule peine due au péché originel après la mort est l’absence de la vision surnaturelle de Dieu [14]. Le docteur angélique interprète reverenter (avec déférence) saint Augustin et lui fait dire que le « supplice » n’est pas la peine du sens, mais seulement la privation de la vision de Dieu. Les enfants non baptisés connaissent la cause de leur privation, mais n’en éprouvent pas d’angoisse. En effet, on ne doit pas s’affliger du fait de manquer de ce qui surpasse sa propre condition. Or les nouveau-nés morts sans le baptême ne sont pas capables d’ordre surnaturel ni de vie éternelle, étant privés de la grâce habituelle qui est « inchoatio Vitae aeternae » (le commencement de la vie éternelle). La grâce surpasse la nature, elle n’est pas due à l’homme, mais absolument gratuite (contre l’erreur des modernistes et des néomodernistes, en particulier de Lubac). Donc ces enfants n’éprouvent pas de douleur du fait de ce manque, ils ont même un bien-être naturel qui leur vient de leur participation de la bonté de Dieu et des perfections de la nature. En effet, ils ne sont pas totalement séparés de Dieu, mais Lui sont unis en participant aux biens naturels (l’être, la bonté, la beauté, la vérité…).
Les spéculations des scolastiques furent reprises et canonisées : par le Concile de Florence, en 1439 (Denzinger, 464) ; par le Concile de Trente, en 1546 (Denzinger, 791 : « En raison de cette règle de foi, par Tradition apostolique, les enfants aussi… sont baptisés »). Le « Catéchisme du Concile de Trente » (partie II, chap, 2, n° 3) enseigne qu’« Aux enfants n’est laissée aucune possibilité de gagner le salut si le baptême ne leur est pas conféré). En 1794, Pie VI réaffirme l’existence des limbes, comme privation de la vision béatifique, sans peine (Denzinger, 1526). Enfin, Pie XII (Discours aux sages-femmes, 29 octobre 1951) a réaffirmé la nécessité du baptême pour les nouveau-nés, puisque « dans la présente économie, il n’y a pas de moyen pour communiquer cette vie [surnaturelle] à l’enfant, qui n’a pas encore l’usage de la raison » (pour l’adulte, en revanche, est possible le baptême de désir).
Conclusion
D’après les néomodernistes, il n’est pas permis de passer du principe universel (quiconque meurt avec le péché originel est exclu de la vision béatifique) au principe particulier (les enfants morts sans baptême sont privés de la vision de Dieu). Mais en logique, tout syllogisme tire une conclusion particulière d’une prémisse (majeure) universelle et d’une autre prémisse (mineure) particulière. Par exemple :
Major : l’homme est rationnel
Minor : or Antoine est un homme
Conclusio : donc Antoine est rationnel
La philosophie et la théologie étudient et prennent en considération la règle (le per se) et l’exception (le per accidens). En logique, donc, on ne se soucie pas de savoir si Untel est né dément et donc non rationnel ; au contraire; le fait qu’il soit dément est l’exception qui confirme la règle, à savoir que les hommes, normalement parlant, sont rationnels.
De même la théologie ne se soucie pas du fait qu’Ezéchiel ou Jean-Baptiste aient été sanctifiés (miraculeusement) dans le sein de leur mère, mais du fait, ordinaire et commun au genre humain, que l’homme naît avec le péché originel, qui ne lui est remis que par le baptême. Sinon, on pourrait aussi arguer de 1’« Immaculée Conception de l’homme », puisque Marie a été miraculeusement préservée de la tache du péché originel : c’est le sophisme « ab uno, disce multis » (un coiffeur a tué sa femme, donc les coiffeurs sont uxoricides). Ce n’est plus de la logique mais de la sophistique, ce n’est plus de la science sacrée mais de la fantasti-théologie. Il est possible à la toute-puissance divine de sanctifier quelqu’un dans le sein maternel, mais « a posse ad esse, non valet illatio » (il n’est pas permis de passer de la possibilité à la réalité). Par exemple, je peux gagner au loto, mais cela ne signifie pas que je sois réellement multimillionnaire.
La foi catholique reste donc celle de toujours, et ne subit pas de mutations hétérogènes ; le dogme est approfondi de façon homogène, dans le même sens, comme cela a été le cas pour l’Évangile de saint Jean jusqu’à Pie XII, le Credo nous enseigne que les enfants morts sans baptême (normalement, ordinairement) vont aux limbes : telle est la règle de foi. Si Dieu veut ensuite sanctifier Pierre, Paul ou Jacques dans le sein de leur mère, il s’agit d’une exception, qui n’est pas objet de définitions dogmatiques, mais confirme seulement la règle (quiconque meurt sans ordre surnaturel, conféré aux nouveau-nés uniquement par le baptême d’eau, n’entre pas au Paradis).
Il serait très grave d’abroger la doctrine sur les limbes, qui est – au minimum – une certitude théologique, laquelle découle comme conclusion sûre (il ne fait pas l’ombre d’un doute que les nouveau-nés morts sans le baptême n’ont pas la vision de Dieu) d’une prémisse formellement révélée (sans la grâce il n’y a pas de gloire) et donc de foi divine, et d’une prémisse de raison (quiconque meurt sans baptême et sans l’usage de la raison est privé de grâce sanctifiante).
Agobardo
[1] Concilium Milivetanum, can. 2.
[2] Inn. I, Ep. CLXXXII, 5.
[3] A. Carpin, Augustin et le problème des enfants morts sans baptême, Bologne, ESD, 2005.
[4] Ibidem.
[5] De libero arbitri, III, 23, 66 et 67.
[6] Sermo CCXCIV, 7, 7.
[7] Moralia in Job, IV, 3 / IX, 21, 32 / XIII, 44, 49, 53.
[8] De sacramentis christiana fidei, Lib. II, partie, IV, 2.
[9] Sententiae, IV, d. 4.
[10] Sententiarum, II, dist. 33, 9.
[11] Commentarium in 2um Librum Sententiarum, dist. 32, q. 1, ad 2um et ad 5um.
[12] Ibidem, q.2, respondeo.
[13] A. Carpin, Les limbes dans la théologie médiévale, Bologne, ESD, 2006.
[14] Commentrum in 2um Sententiarum, dist. 33, q. 2, a.1, sol.