Exhortation apostolique
1. Le constat est accablant. Les Européens "semblent désorientés, incertains, sans espérance", et "de nombreux chrétiens partagent ces états d’âme". Ce manque d’espérance s’accompagne d’une "sorte de peur d’affronter l’avenir". "Parmi les expressions et les conséquences de cette angoisse existentielle, il faut compter en particulier la dramatique diminution de la natalité, la baisse des vocations au sacerdoce et à la vie consacrée, la difficulté, sinon le refus, de faire des choix définitifs de vie, même dans le mariage". Le Saint-Père évoque aussi "une fragmentation diffuse de l’existence ; ce qui prévaut, c’est une sensation de solitude ; les divisions et les oppositions se multiplient".
Jean-Paul II dénonce la tentation de "présenter la culture européenne en faisant abstraction de l’apport du christianisme qui a marqué son développement historique et sa diffusion universelle". "Nous sommes là devant l’apparition d’une nouvelle culture" dont fait partie "un agnosticisme religieux toujours plus répandu, lié à un relativisme moral et juridique plus profond, qui prend racine dans la perte de la vérité de l’homme comme fondement des droits inaliénables de chacun".
"Aux grandes certitudes de la foi s’est substitué chez beaucoup un sentiment religieux vague et qui n’engage guère; des formes variées d’agnosticisme et d’athéisme pratique se diffusent, contribuant à aggraver l’écart entre la foi et la vie; certains se sont laissés influencer par un esprit d’humanisme immanentiste qui a affaibli leur foi, les poussant souvent, malheureusement, jusqu’à l’abandonner complètement; on assiste à une sorte d’interprétation sécularisante de la foi chrétienne qui la ronge et à laquelle s’ajoute une profonde crise de la conscience et de la pratique morale chrétienne". "Les grandes valeurs qui ont amplement inspiré la culture européenne ont été séparées de l’Evangile, constate le pape, perdant ainsi leur âme la plus profonde et laissant le champ libre à de nombreuses déviations".
En passant, on notera avec intérêt, dans le texte de l’exhortation, l’aveu implicite d’un échec de la liberté religieuse prônée avec tant d’insistance depuis le concile Vatican II. Le pape reconnaît que cette liberté religieuse ne fonctionne souvent qu’à sens unique. Il demande, en effet, que la liberté religieuse soit promue non seulement dans les frontières de l’Europe, mais aussi "dans les pays de tradition religieuse différente, où les chrétiens sont en minorité", en clair, dans les pays musulmans. Jean-Paul II en appelle ainsi aux "Institutions européennes" pour la promotion de cette "réciprocité". Le pape note "le sentiment d’étonnement et le sentiment de frustration des chrétiens qui accueillent, par exemple en Europe, des croyants d’autres religions en leur donnant la possibilité d’exercer leur culte et qui se voient interdire tout exercice du culte chrétien dans les pays où ces croyants majoritaires" ont fait de leur religion la seule qui soit autorisée et encouragée.
Dans son tableau de l’Europe, le souverain pontife exprime une inquiétude particulière face à la famille, dans la mesure où "de nombreux facteurs culturels, sociaux et politiques contribuent en effet à provoquer une crise, toujours plus évidente". "La valeur de l’indissolubilité du mariage est de plus en plus méconnue; on revendique des formes de reconnaissance légale des unions de fait, les mettant sur le même plan que les mariages légitimes; on observe même des tentatives visant à faire accepter des modèles de couples où la différence sexuelle ne serait plus essentielle". "Dans ce contexte, il est demandé à l’Eglise d’annoncer avec une vigueur renouvelée ce que dit l’Evangile sur le mariage et la famille".
Le pape s’inquiète de "la chute des naissances", "symptôme d’un rapport perturbé avec l’avenir". Après avoir évoqué le sujet de l’avortement par ces "préparations chimiques et pharmaceutiques qui le rendent possible sans devoir recourir à un médecin", "le soustrayant ainsi à toute forme de responsabilité sociale", il dénonce "la tendance, que l’on observe dans certaines parties de l’Europe, à penser qu’il pourrait être permis de mettre fin sciemment à ses jours ou à ceux d’autrui : d’où une diffusion de l’euthanasie, cachée ou effectuée au grand jour, en faveur de laquelle les demandes et les tristes exemples de légalisation ne manquent pas".
A propos des vocations sacerdotales, le Saint-Père affirme qu’il s’agit d’une "question vitale pour l’avenir de la foi chrétienne en Europe et, par suite, pour le progrès spirituel des peuples qui y vivent". La pastorale des vocations doit être ainsi perçue "comme un des objectifs premiers de toute la communauté chrétienne". "Il est indispensable aussi que les prêtres eux-mêmes vivent et agissent en parfaite harmonie avec leur identité sacramentelle véritable". Des prêtres qui sont appelés "dans la situation culturelle et spirituelle présente du continent européen, à être signes de contradiction et d’espérance pour une société qui est malade de vivre à un niveau horizontal et qui a besoin de s’ouvrir au Transcendant".
Jean-Paul II aborde également la question du "célibat sacerdotal, qui prend un relief particulier comme signe d’une espérance fondée totalement sur le Seigneur. Le célibat n’est pas une simple discipline ecclésiastique imposée par l’autorité; au contraire, il est avant tout une grâce, un don inestimable de Dieu pour l’Eglise, valeur prophétique pour le monde actuel, don de soi dans le Christ pour son Eglise, source de vie spirituelle intense et de fécondité pastorale, témoignage du Royaume eschatologique, signe de l’amour de Dieu envers ce monde en même temps que signe de l’amour sans partage du prêtre envers Dieu et envers son peuple. Vécu comme réponse au don de Dieu et dépassement des tentations d’une société hédoniste, non seulement le célibat favorise l’épanouissement humain de celui qui y est appelé, mais il se révèle un facteur de croissance pour les autres aussi". Ce "signe éloquent" doit ainsi "être conservé comme un bien précieux pour l’Eglise". "Une révision de la discipline actuelle en ce domaine, ne permettrait pas de résoudre la crise des vocations au presbytérat à laquelle on assiste en de nombreuses régions d’Europe". En considérant les difficultés nombreuses et nouvelles des prêtres "liées tant à l’ambiance culturelle qu’à la diminution du nombre de prêtres, avec l’accroissement des charges pastorales et la fatigue qui en découlent", le pape leur rend hommage : "ils sont encore plus dignes d’estime, de gratitude et d’affection".
Le 13 juillet, à Castel Gandolfo, Jean-Paul II est revenu sur ce bilan très alarmant, n’hésitant pas à dire que l’Europe donnait "l’impression d’une apostasie silencieuse de la part de l’homme rassasié", dénonçant une tentative de vouloir construire l’Europe "sans Dieu et sans Christ". Dans son exhortation, il voit la cause de cette apostasie silencieuse dans "la perte de la mémoire et de l’héritage chrétiens, accompagnée d’une sorte d’agnosticisme pratique et d’indifférentisme religieux, qui fait que beaucoup d’Européens donnent l’impression de vivre sans terreau spirituel et comme des héritiers qui ont dilapidé le patrimoine qui leur a été légué par l’histoire". "Certes, reconnaît-il, les prestigieux symboles de la présence chrétienne ne manquent pas dans le continent européen, mais avec l’expansion lente et progressive de la sécularisation, ils risquent de devenir un pur vestige du passé".
2. Après des accusations aussi fortes, des remèdes insignifiants : la liturgie réformée et les nouvelles communautés charismatiques.
"Un grand effort de formation est nécessaire", déclare le pape en faisant référence à la liturgie. "Le véritable renouveau, loin de provenir d’actes arbitraires, consiste à développer toujours mieux la conscience du sens du mystère, de façon à faire des liturgies des moments de communion avec le grand et saint mystère de la Trinité". Il souhaite ainsi "répondre à deux dangers: d’une part, certains milieux ecclésiaux semblent avoir perdu le sens authentique du sacrement et risqueraient donc de banaliser les mystères célébrés; d’autre part, de nombreux baptisés, attachés aux usages et aux traditions, continuent à recourir aux sacrements aux moments significatifs de leur existence, sans pour autant vivre conformément aux indications de l’Eglise". – On peut se demander si une liturgie d’inspiration œcuménique est vraiment apte à fournir cette formation spirituelle, en réaction à la perte d’identité que le Saint-Père constate chez les catholiques. Poussant plus loin le constat, l’on peut même affirmer que ces "remèdes" sont eux-mêmes causes de la maladie qu’ils prétendent guérir. La perte du sens religieux, la crise de la conscience et de la morale, la liberté religieuse, la chute des vocations sacerdotales ont une profonde relation avec le Novus Ordo, destructeur de la notion de sacrifice, de l’identité catholique et par conséquent du sacerdoce dans son acception véritable. Ce remède ne fera donc qu’ajouter à la confusion et à la perte des racines catholiques de l’Europe.
Puis Jean-Paul II, tout en reconnaissant le rôle indispensable des paroisses, met clairement en valeur "la contribution propre que peuvent offrir, en communion avec les autres réalités ecclésiales et jamais de manière isolée, les nouveaux mouvements ecclésiaux et les nouvelles communautés ecclésiales". Et il énumère tout ce qu’apportent ces nouveaux mouvements : "ils aident les chrétiens à vivre plus radicalement selon l’Evangile; ils sont le berceau de diverses vocations et ils engendrent de nouvelles formes de consécration; ils promeuvent surtout la vocation des laïcs et l’amènent à s’exprimer dans les divers milieux de vie; ils favorisent la sainteté du peuple; ils peuvent être une annonce et une exhortation pour ceux qui n’ont pas d’autre occasion de rencontrer l’Eglise; bien souvent, ils soutiennent le cheminement oecuménique et ouvrent les voies au dialogue interreligieux; ils sont un antidote à la diffusion des sectes; ils apportent une aide importante à la diffusion de la vivacité et de la joie dans l’Eglise". – Ce recours aux nouvelles communautés paraît aux autorités romaines comme la solution à la crise. Henri Tincq, responsable des questions religieuses au journal Le Monde, s’en fait l’écho dans son dernier livre Dieu en France, mort et résurrection du catholicisme (Calmann-Lévy). Nous y reviendrons dans un prochain DICI. Mais notons déjà que ce second remède, pas plus que le premier, n’est en mesure d’endiguer le flot de sécularisation et d’indifférentisme qui submerge aujourd’hui les pays européens dans leur ensemble. Dans bien des cas, en particulier pour le renouveau charismatique, ils sont un facteur de destruction tout aussi efficace que la nouvelle liturgie.
Il pourrait paraître rassurant de voir le Pape rendre compte avec précision des maux qui rongent notre société. Une thérapeutique à base de produits frelatés nous ramène à la dure réalité des 40 années de désolation post-conciliaire.