France : Polémique et divergences épiscopales autour du film de Mel Gibson - 2004
La polémique autour de La Passion du Christ de Mel Gibson permet de constater que l’accord au sein de l’épiscopat est loin d’être unanime.
Ainsi deux évêques, Mgr Rey de Toulon, en France, et Mgr Léonard de Namur, en Belgique, n’ont pas hésité à encourager leurs diocésains à aller voir le film, malgré l’avis très critique du Comité permanent pour l’information et la communication (COPIC), signé par pas moins de six évêques français : Mgr Jean-Michel di Falco, président du COPIC, Mgr Georges Pontier, vice-président de la Conférence des évêques de France, Mgr Thierry Brac de la Perrière, Mgr Jean-Charles Descubes, Mgr Jacques Perrier, Mgr Jean-Yves Riocreux. (voir le texte intégral de la «Position du COPIC sur La Passion du Christ de Mel Gibson», dans DICI 94)
Notre commentaire
- La Croix du Christ est toujours un signe de division, grâce à La Passion du Christ cette division devient manifeste au sein d’un épiscopat qu’on pouvait croire monolithique.
On trouvera ici le texte des commentaires de Mgr Rey et de Mgr Léonard sur ce film.
Nous y ajoutons la Note doctrinale (28 mars 2004) du P. Philippe Vallin, secrétaire de la Commission Doctrinale de la Conférence des évêques de France, ainsi que l’entretien qu’il a donné au bulletin de la Conférence des évêques de France, le SNOP du 5 avril 2004. Cet entretien éclaire la note doctrinale dont on appréciera le style particulièrement abscons.
Derrière cette «langue de buis», on peut facilement repérer la gêne extrême et l’embarras pathétique d’un théologien qui n’ose employer le terme de «satisfaction» pour les péchés des hommes qu’avec des pincettes et en glissant à mi-voix que le Concile de Trente «suggère», là où il définit. En revanche, le P. Vallin retrouve tout son courage lorsqu’il parle des «prétentions» de Jésus, «prétentions» qui, selon lui, excuseraient les juifs de n’avoir pas reconnu le Messie.
I. La collégialité épiscopale fissurée ?
1. Le commentaire de Mgr Dominique Rey, publié sur le site Internet du diocèse de Fréjus-Toulon, le 5 avril 2004.
La polémique virulente et tapageuse à propos du fils de Mel Gibson, La Passion du Christ, a déjà assuré son succès commercial aux Etats Unis, après que le scénariste eût expurgé son œuvre des scènes qui l’auraient entachée d’antisémitisme. Plus de 100 millions de spectateurs. Une recette de près de 300 millions de dollars (pour un coût de production 10 fois moindre). Et ce n’est qu’un début ! Le scénario est le récit dans les langues de l’époque (araméen, hébreu, latin, grec) des onze dernières heures de la vie du Christ.
J’ai été voir le film, sans a priori. L’œuvre du réalisateur américain, qui se définit comme un catholique traditionaliste, se veut “réaliste”, dans la ligne d’une longue tradition artistique qui remonte au XIIIème siècle et dont la crucifixion de Grünewald au XVème, est le plus bel exemple.
Certains commentateurs parlent à son propos de «matraquage compulsif de la violence», «d’obscénité de la torture spectacle dans un flot d’hémoglobine», «Un mauvais service rendu au Christianisme», «Une œuvre antichrétienne» (P. Valadier). Et pourtant, la violence n’excède pas ici, et de très loin, celle banalisée et gratuite, dont des millions de téléspectateurs ou d’internautes s’abreuvent chaque jour ! Ces images coup de poing peuvent heurter des sensibilités et conduire certains à s’abstenir d’aller voir le film (qui est interdit aux moins de 12 ans).
Mais cette cruauté exposée sans détour à l’écran reproduit fidèlement les brutalités subies par le Christ, telles que les connaissances actuelles scientifiques, historiques et archéologiques nous permettent de les reconstituer. On ne peut accuser Mel Gibson de faire de la Passion autre chose qu’elle n’est : la mise à mort qui est infligée à Jésus ! Le réalisateur n’invente rien. Le supplice encouru ramène inexorablement le spectateur à la prophétie d’Isaïe concernant le Serviteur Souffrant : «Il était sans beauté, ni éclat pour attirer nos regards, et sans apparence qui nous eut séduit… Maltraité, il s’humiliait, il n’ouvrait pas la bouche, comme l’agneau qui se laisse mener à l’abattoir» (Is. 53). L’apôtre Paul n’a-t-il pas toujours présenté la croix comme un scandale ! (1 Cor.1, 23).
Le lynchage qu’a subi le Christ fait ressortir, au contraire sa détermination d’aller jusqu’au bout, son humble consentement à la volonté du Père dans un combat spirituel où, dans le film, le Mauvais en figure androgyne reste toujours à l’affût.
Le Christ se bat les mains nues. Il répond à la violence par le don de soi. A la douceur du Christ fait écho celle de sa Mère. Sa continuelle et silencieuse compassion qui accompagne son Fils tout au long du film et le porte jusqu’au Golgotha.
Mel Gibson veut faire éprouver au spectateur dans sa sensibilité et dans son âme, l’horreur des outrages et l’injustice qui frappe l’Innocent. Son propos est de mettre l’esthétique d’une dramaturgie pleine de densité et d’intériorité au service d’une contemplation du sacrifice du Christ. Le rythme poignant, la rhapsodie des flash-back, le jeu somptueux des ombres et des lumières que le cinéaste dit emprunter à l’univers du Caravage, la puissance de figuration et la qualité d’interprétation des acteurs, les séquences successives de ralentis ou de mélopées, la subtile symbolique des signes et des gestes distillés tout au cours du long métrage (par exemple le lien théologique entre le sacrifice de la croix et l’institution de l’eucharistie, ou la relation entre l’eau de Pilate et celle du lavement des pieds, le bois de la Croix et celle du charpentier…) font de ce film à le fois une fresque historique parfois iconique, et un reportage pathétique sur l’offrande du Christ.
Faut-il voir le film de Mel Gibson ?
A propos des réserves exprimées par un Comité épiscopal, un journal titrait abusivement «l’Eglise de France déconseille fortement le film de Mel Gibson». Un retour à la censure ecclésiastique… qu’aura bravée Jean-Paul II et plusieurs évêques présents à Rome pour le lancement mondial du film !
En découvrant cette œuvre, sur bien des aspects, bouleversante, personnellement, je conseille vivement d’en faire a posteriori une relecture distanciée.
Certes, elle n’est pas exempte de reproches. Par exemple, l’allusion trop furtive à la résurrection. Peu d’espace pour l’espérance dans cette descente aux enfers au cœur de la souffrance. Ou encore, le rajout au texte biblique de paroles ou de scènes qui relèvent de «révélations privées…». Certaines caricatures (la soldatesque romaine avinée et indisciplinée) ou certains clichés. Aucune œuvre d’art ne peut avoir la prétention de percer le mystère du Christ, et en particulier de sa Passion rédemptrice. Seule la foi permet d’y accéder.
Néanmoins le film de Mel Gibson, malgré les quelques limites, se présente au public français peu coutumier du genre, comme un support efficace d’évangélisation, voire de première catéchèse qu’il serait incongru d’ignorer.
Plusieurs témoignages attestent de son impact missionnaire et pour le chrétien qui entre dans la Semaine Sainte, l’œuvre de Mel Gibson lui fait découvrir dans la prière, comment et jusqu’où «le Fils de Dieu m’aime et s’est livré pour moi» (Gal 2, 20).
2. Le commentaire de Mgr André-Mutien Léonard, paru sur le site Internet du diocèse de Namur, le 7 avril 2004.
Je ne saurais trop vous recommander d’aller voir le film de Mel Gibson : «La Passion du Christ». L’occasion m’a été donnée de le voir en avant-première à Bruxelles, le 18 mars dernier. En un sens, tout film sur le Christ est décevant, car, en fixant dans des images le récit évangélique, il restreint toujours la portée de ce dernier. Cette réserve s’applique aussi au présent film, qui représente la Passion en la coupant excessivement de la prédication de Jésus et de la foi en sa résurrection. En dépit de cela et d’autres limites encore, il faut aller le voir, ne fût-ce que pour pouvoir échanger avec d’autres à son sujet.
Mel Gibson est un converti. Il veut s’adresser à un monde qui n’est plus chrétien, qui connaît parfois à peine le Christ et s’y intéresse peu. Il sait aussi qu’il s’adresse à une culture qui est abreuvée de violence gratuite : celle de tous les terroristes et autres fauteurs de guerre ; mais aussi la violence virtuelle, et plus gratuite encore, de tous les films d’horreur et de carnage. Il veut donc délibérément choquer en montrant la violence subie par Jésus à cause du péché du monde et pour le salut du monde. Une violence qui, elle, débouche sur du sens. C’est pourquoi le film s’ouvre sur le texte poignant du prophète Isaïe : «C’étaient nos souffrances qu’il supportait et nos douleurs dont il était accablé. Il a été transpercé à cause de nos péchés, écrasé à cause de nos crimes» (Is. 53, 4-5).
Nous savons par des témoignages historiques ce que représentait la flagellation chez les Romains, avec des lanières portant des boules métalliques armées de pointes afin de lacérer les chairs. Nous savons aussi que la crucifixion était un terrible supplice. Les évangiles évoquent pudiquement la cruauté de la Passion : les crachats, les soufflets, les coups, les moqueries, le fouet, le couronnement d’épines, le portement de la croix et le crucifiement avec des clous. Le film de Mel Gibson montre tout cela, crûment. Et le sang coule sur l’écran, comme il a coulé historiquement. D’admirables flash-back viennent cependant habiter de douceur et de tendresse tout ce déferlement de brutalité. Et, continuellement, la signification spirituelle de cette douleur est suggérée, comme lorsque Marie et Marie-Madeleine recueillent, pour ainsi dire liturgiquement, le sang répandu. Ou quand est évoquée la Dernière Cène : «Prenez et mangez, ceci est mon corps, livré pour vous ; prenez et buvez, ceci est mon sang, répandu pour vous». Le spectateur est amené à entrevoir que la messe est bien, de manière non sanglante, le même sacrifice d’amour qui fut offert par Jésus sur la croix.
Le film est conçu pour que chaque spectateur se sente personnellement concerné et comprenne que la Passion du Christ a été vécue pour lui. C’est de toi et de moi qu’il s’agit. Voilà pourquoi Mel Gibson a voulu que ce soit sa main à lui qui tienne le premier clou enfoncé dans la main de Jésus. C’est ma responsabilité, et non celle des autres qui est engagée. Fidèle aux évangiles sur ce point – même si sur d’autres il eût pu l’être davantage – le film montre le rôle indiscutablement joué par les autorités religieuses juives, par Pilate, la cohorte des soldats romains, les propres disciples de Jésus et, derrière tout cela, Satan en personne qui mène la danse ; il est évoqué de manière saisissante par un personnage androgyne qui observe ce qui se passe, avec un sourire narquois. Déclarer que le film est antisémite est une accusation gratuite.
La scène admirable où Marie tient dans ses bras le corps de Jésus ensanglanté, après la descente de croix, indique bien l’intention du film. Après avoir regardé le corps de son Fils, comme dans toute évocation de la Pietà, Marie lève longuement son regard vers la salle et nous fixe. Comme pour nous dire : «Qu’avez-vous fait de lui ? Qu’as-tu fait, toi, de lui, dans ta vie ?» Il est malaisé de résister à ce regard. Difficile de ne pas pleurer de confusion…
Malgré quelques manques de goût, quelques insistances excessives et un peu trop de brutalité, ce film touchera, remuera, bouleversera. L’amour de Dieu m’a aimé à ce point…
II. Un embarras très révélateur
1. Note doctrinale sur Passion, le film de Mel Gibson par le P. Philippe Vallin, secrétaire de la Commission Doctrinale de la Conférence des évêques de France.
1. Il faut saluer l’engagement personnel d’un comédien et d’un cinéaste de talent, qui met les ressources considérables de son art au service d’un témoignage de foi. Il n’y a pas de raison de douter de la sincérité de cet élan pour le Christ, le “Serviteur souffrant”.
2. En même temps, aucun Chrétien n’est assuré de produire un témoignage chimiquement pur. Il serait injuste de faire le reproche à Mel Gibson de personnaliser son regard sur le Seigneur, en le mélangeant des couleurs de sa spiritualité propre. Ce film, donc, comme toutes les œuvres d’art imaginées à partir des récits des quatre évangiles, représente les mystères de Jésus selon un angle de vue, et il ne peut pas échapper aux déformations, certaines de grande portée, imposées par ses choix.
3. Ce témoignage d’un Chrétien sincère doit être pourtant soumis plus que d’autres à la vigilance des pasteurs de l’Eglise, et ceci pour deux motifs :
* Mel Gibson a réussi un film efficace, dont la prouesse technique, dans le genre d’un Gladiator, rencontrera les goûts du public habitué au cinéma, et en particulier du public des jeunes, même très peu informé des convictions chrétiennes : la violence, et ses codes actuels de représentation spectaculaire, dans le mélange qu’on en fait avec des notions sacrées, allusives ou indistinctes, correspond à des attentes très puissantes du public, mais très suspectes. Certains appellent “gothique” cet univers de sensations fortes et mêlées. Les diableries y ont une part exagérée comme tout justement dans le film de Gibson, lequel sort plusieurs fois ici de la lettre des Ecritures… Ceci dit, quel artiste chrétien peut se dispenser, au nom du geste pur d’une esthétique universelle introuvable, de correspondre en quelque façon au public tel qu’il le trouve, tel qu’il est ?
* Un film n’est pas dans notre monde le volet d’un retable caché en quelque musée de province discret : le Crucifié du retable d’Issenheim à Colmar est, lui aussi, insoutenable de violence littérale. Mais son impact suit des logiques culturelles moins “invasives” qu’un film dont le lancement est mondial.
4. Au jugement du théologien, l’option esthétique la plus périlleuse de ce film réside dans le parti pris d’isoler la passion de la prédication de Jésus, d’un premier côté, et des récits sur le Ressuscité, d’un autre côté. La littéralité de la violence revêt dans l’isolement des scènes de la Passion une brutalité presque absurde, à peine illustrée par des retours en arrière sur la vie publique du Christ, et les trois ans de sa prédication. Il est possible, non pas certain, que les millions d’Américains spectateurs du film aient quant à eux une culture biblique suffisante, pour suppléer et donc affronter le terrible manque de motifs et de raisons dans lequel l’histoire de Jésus est ici plongée dès la première scène de l’agonie.
En tout cas, pour ce qui concerne les publics français, ceux en particulier que risque de fasciner l’esthétique du film, célébrée probablement par le bouche à oreille des jeunes, il est regrettable que soient occultés tous les motifs complexes qui ont peu à peu fait monter à la fois l’adhésion des foules à Jésus, et aussi la controverse sur sa personne, ses intentions, son mystère. Les mentions du film sont ici beaucoup trop allusives, en particulier à l’adresse de spectateurs peu éclairés sur la foi chrétienne.
Or, Jésus a choqué ; ce que la théologie a pris l’habitude de nommer ses prétentions (pardonner les péchés, transgresser la lettre du sabbat en maître de l’esprit du sabbat, relativiser le fait du Temple de Jérusalem etc.), a provoqué des questions légitimes parmi les Juifs ses frères. Les réponses qu’il a apportées n’étaient pas mécaniquement convaincantes et supposaient qu’un Pharisien, un centurion romain, un publicain, un lépreux, s’en remettent à son autorité inouïe par un acte de foi, renouvelé à la racine. – Il faut remarquer que le terme de “prétention” signalé par l’auteur est typique de la littérature théologique moderniste et inconnu de la tradition.
L’heure de la Passion ne vient qu’après de nombreuses autres heures de la vie du Christ parmi les hommes, - non parmi les brutes -, heures lourdes ou heureuses, claires et obscures, iréniques ou polémiques. Des phrases du Verbe incarné, vraie Parole de Dieu, ont longuement précédé les terribles silences de «l’agneau muet mené à l’abattoir», et elles voulaient toujours être comprises «conformément aux Ecritures». Le spectateur moins averti est exposé au risque de ne comprendre dans ces deux heures d’horrible lynchage qu’une espèce d’événement erratique, un déchaînement de violence furieuse, démente, incompréhensible en tout. Pire : il n’est pas exclu que l’attitude de Jésus soit interprétée selon les catégories ambiantes du système paradoxal de la non-violence, ou même de la structuration névrotique de la corrélation sado-masochiste. Celui qui ne se défend pas appellerait en somme sur lui-même les coups. Les évangiles, loin de ce genre de perspectives, sont très nuancés, multiples, et surtout ils sont saturés de la grande liberté du Sauveur : ils échappent tout à fait à des mécanismes aussi grossiers.
De l’autre côté, la résurrection est ici montrée, contre l’esprit des évangiles, comme un événement en solitaire et perceptible de soi, antérieur à la logique de rencontre et de témoignage des apparitions. Or, les récits d’apparition supposent la mystérieuse liaison d’amour du Ressuscité aux témoins qu’il choisit avec soin, et la communion retrouvée entre les disciples.
5. Cette option d’isolement de la Passion conduit à une autre équivoque théologique de grande portée : le péché du monde, et en face de lui, l’intention de salut et de pardon qui dirige l’existence du Fils de Dieu venu parmi les hommes, ne sont pas dans la nécessité, là encore toute mécanique, de se négocier au prix du sang. Comme si Dieu, en sa Toute-Puissance, était de toute éternité soumis à une règle souveraine qui l’oblige et le contraigne, lui aussi, le Dieu infiniment libre : l’injustice des hommes ne pourrait être compensée, corrigée, guérie que par la justice de Dieu le Père mais au prix des souffrances et de la mort du Fils.
«Ma vie, nul ne la prend mais c’est moi qui la donne», dit au contraire Jésus. «Nul n’a pris la vie» du Christ, encore moins une espèce de règle abstraite de compensation. C’est au contraire l’amour de Dieu et sa miséricorde qui ont représenté devant nous, pour nous convertir le cœur, la logique tueuse du péché. Logique à l’œuvre dans l’histoire de ce monde et entre nous, logique qui s’en prend même à l’Homme juste, à l’Homme bon, à l’Innocent. Alors, rejoint jusqu’à l’intime par la logique du péché de ce monde - c’est l’agonie -, le Christ Jésus va pourtant vivre et même exposer en sa mort l’extrême de son amour : sa totale liberté d’aimer va dominer la nécessité mécanique du péché. – Derrière ces considérations alambiquées sur de prétendus déterminismes mécaniques, on perçoit aisément qu’il manque au P. Vallin les mots très clairs de la théologie traditionnelle : sacrifice de propitiation. Tant il est vrai que la réalité propitiatoire est devenue étrange, étrangère même à la pensée conciliaire qui ne peut envisager qu’action de grâce et louanges.
Il n’y a plus rien ici d’aliénant, rien de calculé, rien d’abstrait : cet homme-là qui est Dieu, et lui seul, a pu nous aimer au-delà de nos péchés à l’heure incomparable, unique, inespérée de la Passion. En ce sens, il a «satisfait» suggère le Concile de Trente après saint Anselme : autre mot pour faire valoir comme M. Gibson la mystérieuse prophétie du Serviteur souffrant (Is. 53). – Le Concile de Trente n’a-t-il fait que des suggestions, sans définitions dogmatiques ? Et la mystérieuse prophétie ne s’est-elle pas éclairée lorsqu’elle fut historiquement réalisée par le Messie ?
Il ne faut pas dire que notre cinéaste soit étranger à ce mystère de la miséricorde divine. Mais la nécessité du sang réparateur est ici en grand péril de masquer la décision filiale de l’amour. Les raisons de la miséricorde ont eu chez lui moins de place pour s’expliquer que les déraisons, et même les démences du péché. Encore une fois, des Chrétiens très assurés de leur foi pourraient eux les suppléer. Mais les autres…
6. La croix que l’Eglise célèbre est celle que Jésus a demandé aux disciples de prendre sur leurs épaules pour le suivre et l’imiter. Or, le film de Gibson montre la croix inimitable, repoussante, absurde. Il semble pourtant qu’on puisse croire, avec l’Evangile de Jean, que la Mère de Dieu et «le disciple bien aimé» devant Jésus crucifié aient su dépasser dans un acte de foi abyssale l’extrême de la douleur, et qu’ils aient reçu alors d’y contempler quelque chose de l’extrême de l’amour. C’était cet amour seul qu’il faudrait imiter. Avant nous et pour toute l’Eglise, l’une et l’autre commençaient peut-être à éprouver ce que les témoins du jour de Pâques allaient communiquer à tous les Chrétiens, le mystère résumé en ce cri qu’on voudrait lancer à l’adresse de Mel Gibson : «Cette croix, nous l’avons trouvée belle !» François d’Assise, Jean de la Croix, Maximilien Kolbe n’ont pas embrassé une autre croix que celle de l’amour extrême, la croix glorieuse, la croix de vie. – Emprisonné dans les catégories du Mystère Pascal, notre auteur ne peut comprendre la Croix du Christ dans sa plénitude et veut en évacuer la Pauvreté, la Nuit et la Souffrance.
A voir ce film, on se demanderait presque si les seuls disciples authentiques du Jésus de M. Gibson ne seraient pas ces candidats exotiques à l’imitation du Crucifié que la télévision nous montre chaque Vendredi Saint, entrant dans une mimétique exacte des tourments du Christ (coups, plaies, clous), mais si extérieure aux profondeurs de l’amour, et au juste si déplacée. Un indice d’équilibre nous est ici procuré par la liturgie de l’Eglise : on n’y pratique la lecture publique de la Passion qu’au Dimanche des Rameaux et au Vendredi Saint. Mais en revanche, à chaque eucharistie, la croix du Seigneur se lie à sa gloire dans la puissance du Dieu qui est amour.
7. On doit s’interdire d’instruire un procès d’intention contre l’auteur de ce film sur le sujet de l’antisémitisme. Mais il demeure vrai qu’objectivement, le parti qu’il a pris de ne rien montrer de la violence des controverses entre Jésus et les Pharisiens, les scribes, les chefs de prêtres, aboutit à cet effet de mutilation mécanique : les Juifs du Sanhédrin sont ici largement privés de l’expression des motifs, reçus de la Révélation elle-même, qu’ils avaient eus d’être au moins surpris, heurtés, contredits, par la prédication du Rabbi de Nazareth. On les prend à l’heure du procès comme à l’heure d’une colère démente, invincible et sournoise. C’est au moins mentir à la dramatique intégrale des évangiles. Or, à la différence des soudards romains, qui ne se trouveront pas d’héritiers dans la France de 2004, le peuple juif par le don de Dieu a pour lui une continuité historique irrécusable. Comment ne serait-il pas blessé à la représentation tronquée du choc que Jésus, le Médiateur d’une Alliance Nouvelle, a sciemment provoqué au milieu de ses frères par sa prétention d’accomplir ? Choc du plus grand amour, assurément ; mais celui d’entre nous qui le sait, le sait par le don de l’Esprit-Saint. – Noter : «Sa prétention d’accomplir» cette expression sibylline, sans complément de nom (accomplir quoi ? les prophéties ? l’esprit de la Loi dans sa plénitude ?) est singulièrement éclairée plus bas dans l’entretien du P. Vallin au SNOP, au nom de la théologie actuelle, c’est-à-dire du dialogue interreligieux. Peut-on conseiller au secrétaire de la Commission doctrinale de la Conférence des évêques de France de relire – dans les évangiles et particulièrement celui de saint Jean – comment Jésus-Christ lui-même a condamné l’aveuglement des juifs qui rejetèrent le Messie, le Fils de Dieu, contre les prophéties et les miracles ?
Ce film sera vu par beaucoup : puissent-ils s’approcher davantage du mystère de Jésus par les débats où ils entreront selon la sagesse de la foi, ayant laissé s’amortir en eux les turbulences de la sensibilité.
2. Entretien du P. Philippe Vallin dans le bulletin de la Conférence des évêques français, le SNOP du 5 avril 2004.
SNOP : La Passion du Christ est-il, selon vous, un film réussi ?
P. Ph. Vallin : Je ne dirai pas que c’est un film réussi, car c’est très difficile de réussir un film qui suggère le mystère du Christ. Le cinéma est trop mimétique : il croit tout montrer et il manque ce qui se montre à peine. Le Christ de l’Évangile, par exemple, est un Dieu résistible : on peut dire oui ou non à son amour immense, alors que le Christ de ce film ne laisse pas de liberté : il fait un choc irrésistible qui prend en otage la sensibilité du spectateur. Comment dire oui ou non à l’horreur de la souffrance ?
C’est en revanche un film efficace, avec un très bon casting, susceptible de toucher un public adepte d’un cinéma aux sensations fortes. En fait, c’est un film sidérant, au sens propre : il confisque la liberté du jugement, et donc la liberté d’écoute constitutive de l’acte de foi.
SNOP : L’intention de Mel Gibson de réaliser un film avec de gros moyens sur la Passion du Christ n’est-elle pas louable ?
P. Ph. Vallin : Il faut saluer l’engagement personnel d’un cinéaste qui risque sa réputation dans un témoignage de foi : la chose n’est pas si fréquente. Ceci dit, s’il n’y a aucune raison de douter de la sincérité chrétienne de M. Gibson, son témoignage n’est pas chimiquement pur. Celui de Michel-Ange, dans la fresque du Jugement dernier de la chapelle Sixtine, ne l’est pas non plus ! Un film qui mélange les récits des quatre évangiles, qui prétend confondre quatre témoignages en un, ne peut échapper aux déformations imposées par ses choix. (Notons ici avec effroi la condamnation de toute la tradition, en commençant par saint Ephrem, docteur de l’Eglise fameux, qui écrivit vers 370 un magnifique commentaire du Diatessaron, sorte de «Quatre évangiles en un seul» composé vers 180 par Tatien.) Et il y a ici des déformations de grave portée. En revanche, ce témoignage rude interroge à coup sûr la foi des chrétiens français, victimes d’un probable affadissement de leur vision du Christ. On a sans doute trop mélangé d’eau le message du Christ qui est un vin nouveau.
SNOP : On a reproché au film d’isoler la Passion du reste de la vie du Christ…
P. Ph. Vallin : Dans son film, Mel Gibson éclaire d’une lumière blafarde le bout du chemin sans montrer le chemin du Christ : on ne sait pas d’où il vient ni où il va. En isolant la Passion de la prédication de Jésus, d’un côté, et de sa Résurrection de l’autre, ce film gomme des aspects essentiels de la vie du Seigneur, et cet isolement des scènes de la Passion débouche sur une brutalité presque absurde. La violence - qui n’est pas exagérée sans doute - réduit la dramaturgie de la Passion à un lynchage. Il est particulièrement regrettable que soient occultés tous les motifs complexes qui ont suscité à la fois l’adhésion des foules à Jésus et les controverses sur sa personne. En dissociant la Passion du Christ de ses paroles, on éclipse le fait qu’il a tissé avec ses auditeurs des liens de compréhension et d’incompréhension mutuelles, des liens pris au fond commun des Écritures et des prophéties. Combien d’heures d’échanges pendant lesquelles s’est prononcée la vive Parole de Dieu ! Les terribles silences de «l’agneau muet mené à l’abattoir» ne viennent qu’après ces tentatives de l’amour qui parle et qui écoute.
On entre, chez Mel Gibson, dans un système paradoxal de la non-violence : il redouble la violence parce que le Christ semble n’avoir jamais résisté aux méchants, et qu’il appellerait presque sur lui leurs coups. Or, le Jésus des Évangiles n’a aucune prédisposition psychologique à la non-violence masochiste, comme pourrait le laisser croire le film, faute de montrer toutes les controverses. Jésus ne fut pas un prophète de guimauve : il fut le Christ d’une prédication et d’une prétention fortes et neuves. Les Évangiles sont saturés de la liberté de Jésus et de ses initiatives souveraines. Et l’acte de la croix lui-même est le comble d’un acte de force et non de démission : la force divine d’aimer.
Cette option d’isolement de la Passion conduit à une autre équivoque théologique de grande portée : l’intention de salut et de pardon qui dirige l’existence du Fils de Dieu venu parmi les hommes n’est pas a priori sous la nécessité de se négocier au prix du sang, selon une espèce de règle abstraite de compensation qui obligerait Dieu lui-même. «Ma vie, nul ne la prend mais c’est moi qui la donne», dit Jésus.
SNOP : «Celui qui ne porte pas sa croix pour marcher derrière moi ne peut être mon disciple» (Luc 14, 27) : que dit le film sur la Croix ?
P. Ph. Vallin : C’est une des limites du film. Il montre une croix repoussante et inimitable. Chez lui, les déraisons de la violence ont plus l’occasion de s’exprimer que les raisons de l’amour. On est plus occupé de la trahison de Judas, travaillée en forme fascinatoire, que par la fidélité bien plus mystérieuse du «disciple bien-aimé»». On ne saisit guère les raisons de la foi et de l’amour qui conduisent ce dernier, avec Marie, à suivre Jésus jusqu’au calvaire, alors qu’on est cerné par les déraisons du Sanhédrin. Si Mel Gibson avait montré la vie publique de Jésus, on aurait compris les raisons des disciples, et leur montée en puissance après la Résurrection.
Il y a beaucoup plus qu’une compassion désespérée dans les gens qui suivent Jésus jusqu’au bout : il faudrait voir qu’il y a plus de foi que de douleur, plus d’agapé, de charité reçue de Dieu, que de dévouement viscéral dans Marie debout devant la Croix. Est-ce qu’elle n’a pas compris déjà que commence là l’histoire nouvelle ? Est-ce qu’elle ne contemple pas dans la croix de son fils quelque chose de l’extrême de l’amour qui dépasse pour jamais l’extrême du mal. C’est cet amour qu’il faudrait imiter à l’invitation de Jésus. Il n’y a pas assez d’amour dans la croix de M. Gibson.
SNOP : On a accusé le film de véhiculer un message antisémite : quel est votre sentiment à ce propos ?
P. Ph. Vallin : Je ne crois pas qu’il y ait d’intention antisémite. En revanche, le choix de ne pas montrer les controverses très fortes entre Jésus et les pharisiens et les scribes aboutit à un effet de mutilation mécanique. Le film ne montre que l’hypocrisie et le péché des juifs du Sanhédrin, en oblitérant leurs motifs beaucoup plus légitimes, comme cette résistance à la prétention de Jésus, exorbitante à leurs yeux, que Dieu est son Père, prétention difficilement soutenable au regard de l’Ancien Testament lui-même, au moins dans sa lettre. (Il faut malheureusement affirmer que notre auteur s’égare totalement dans cette réponse et ne fait rien moins que de nier purement et simplement l’enseignement explicite de l’Evangile : «Si je n’étais pas venu et ne leur avais pas parlé, ils n’auraient pas de péché ; mais maintenant ils n’ont pas d’excuse à leur péché. Qui me hait, hait aussi mon Père. Si je n’avais pas fait parmi eux les œuvres que nul autre n’a faites, ils n’auraient pas de péché ; mais maintenant ils ont vu et ils nous haïssent, et moi et mon Père.» Jean 15, 22-24)
En les faisant apparaître au procès animés d’une colère démente et sournoise, le film livre une représentation tronquée du choc que Jésus a pu provoquer au milieu de ses frères par ses «prétentions», comme dit la théologie actuelle. M. Gibson s’est en outre référé, paraît-il, aux révélations privées de Catherine Emmerich, avec des références à des diableries sans doute très filmiques, mais susceptibles de faire ressurgir de vieux fantasmes antisémites (comme cet enfant au visage déformé qui mord Judas jusqu’au sang).
SNOP : Conseilleriez-vous d’aller voir ce film?
P. Ph. Vallin : Objectivement, un chrétien convaincu n’a pas besoin d’aller voir ce film, qui pourrait même déséquilibrer sa foi dans son rapport à la croix. En même temps, les chrétiens doivent se sentir le devoir, la responsabilité, d’y aller pour répondre aux questions de tous ceux qui n’ont pas ou peu la foi, afin de témoigner du mystère intégral de la croix glorieuse et de la croix de vie. Il faut en tout cas reconnaître un côté positif du film, c’est que grâce à sa sortie, Jésus revient sur le devant de la scène. Ce serait meilleur de notre point de vue qu’Il y trouve l’occasion de revenir au-dedans des cœurs !