La conférence du Cardinal Kasper sur l’Orthodoxie et l’Eglise catholique
Le Président du Conseil pontifical pour la Promotion de l’Unité des Chrétiens y rappelle, en s’appuyant sur le mandat reçu du pape Jean-Paul II, que l’unité des chrétiens est l’un des buts principaux du concile Vatican II.
Il affirme que “les chrétiens catholiques, orthodoxes et protestants ne se considèrent plus comme des adversaires ou des concurrents ; ils savent que ce qui les unit est beaucoup plus grand que ce qui les sépare ; ils se sentent frères et sœurs en Jésus Christ. Ils vivent ensemble, travaillent ensemble et prient ensemble”. Toute idée de schisme est écartée. L’excommunication de 1054 n’a, à ses yeux, qu’“une signification purement symbolique”. Car “les siècles de l’obscurité et de l’attente sont finis”, il n’y a plus que des “Eglises sœurs”. Il va jusqu’à énoncer que le sang des “martyrs de toutes les Églises, orthodoxes et catholiques, est la semence de l’unité de l’Église catholique et orthodoxe”.
Aperçu
Le cardinal Kasper va puiser dans la théologie trinitaire ce qu’il pense être une caution doctrinale pour l’œcuménisme conciliaire : de même qu’il y a unité dans la Trinité, il peut y avoir unité dans la diversité entre les Eglises. Il pense ainsi résoudre toute contradiction comme il le faisait naguère avec l’expression “unité dans la pluriformité”, ou encore “consensus différencié”. Malheureusement pour lui, cette contradiction saute aux yeux du lecteur quelques lignes plus loin : “Même si nous appartenons à des communautés ecclésiales différentes, par le baptême nous sommes déjà en profonde communion spirituelle, bien qu’encore imparfaite.” En clair, une communion déjà profonde ET encore imparfaite !
Mais Son Eminence veut certainement dire : une communion spirituelle déjà profonde invisiblement, bien qu’encore visiblement imparfaite. En ce cas, il faudrait corriger le Credo, en ajoutant : “Je crois en l’ Eglise déjà profondément une (spirituellement et invisiblement), bien qu’encore imparfaitement une (visiblement)”. C’est le Credo de Kasper, mais ce n’est plus celui de Nicée ! – Sur cette question de l’unité et de la visibilité de l’Eglise, voir De l’œcuménisme à l’apostasie silencieuse, chapitre 2, n° 17 à 20.
A propos de la question du Filioque, “il ne s’agit pas d’une différence qui peut être cause de division entre les Églises, mais d’une déclaration complémentaire”. Sur la primauté du pape, “il existe des ouvertures de part et d’autre ; mais un consensus n’est pas encore en vue”.
Le prélat allemand propose alors des mesures concrètes qui favorisent toutes un mutisme dans la ligne de l’apostasie silencieuse : “surmonter les préjugés et renoncer aux polémiques”, “interdire toute publication offensive”, car, conclut-il, le Document de Balamand (1993), repris par l’encyclique Ut unum sint (1995), rejette le prosélytisme : “c’est-à-dire l’activité missionnaire auprès des membres de l’Église orthodoxe en tant que méthode présente et future. Cette activité, là où elle s’exerçait dans le passé, était l’expression d’une ecclésiologie exclusiviste qui ne reconnaissait pas l’existence de sacrements authentiques, donc d’authentiques instruments de salut, dans les Églises orthodoxes. Cette ecclésiologie exclusiviste a été écartée par le deuxième Concile du Vatican.”
Sur l’œcuménisme avec les orthodoxes, on pourra se reporter à l’article “40 ans d’œcuménisme avec les orthodoxes”, dans Nouvelles de Chrétienté n° 79.
Texte intégral de la conférence du cardinal Kasper
C’est pour moi une joie de vous rencontrer aujourd’hui ici dans la cathédrale Maria Immaculata. Cette visite est déjà la quatrième que je rends à cette église. Je me souviens encore de la première. C’était dans les années 90 ; à l’époque j’étais évêque du diocèse de Rottenburg-Stuttgart en Allemagne. L’église était dans un piteux état. Les communistes l’avaient expropriée et y avaient ajouté des étages ; les fondations et la toiture étaient en mauvaises conditions. J’avais spontanément offert une aide financière de notre diocèse en faveur des travaux de restauration. Ce soir, je constate que cette aide en valait la peine : c’est à présent une très belle église, lumineuse et accueillante.
Je désire avant tout vous transmettre les très cordiales salutations de Sa Sainteté le Pape Jean-Paul II. Je puis vous assurer que les chrétiens catholiques de Moscou et de toute la Russie, ainsi que le peuple russe tout entier, ont une place spéciale dans le cœur et dans les prières du Saint-Père. Il lui est physiquement impossible de venir jusque chez vous, mais il est tout près de vous et avec vous en esprit. Il m’a expressément prié de vous transmettre sa bénédiction.
I
Ce soir, je voudrais vous parler de ce qui est mon champ d’activité à Rome selon le mandat du Saint-Père, c’est-à-dire l’œcuménisme. Ce thème revêt une actualité particulière du fait que cette année, il y a exactement 40 ans - c’était en effet en 1964 - que le deuxième Concile du Vatican a adopté le Décret sur l’œcuménisme et l’a solennellement promulgué. Ce Décret commence par ces mots : «Promouvoir la restauration de l’unité entre tous les chrétiens, c’est l’un des buts principaux du saint Concile œcuménique de Vatican II. Une seule et unique Église a été instituée par le Christ Seigneur» (Unitatis redintegratio, 1).
Je me souviens encore très bien des événements de cette période. J’avais 31 ans et venais justement d’être nommé professeur à Munster en Westphalie. La décision du Concile nous avait remplis d’enthousiasme. Pour nous c’était une percée. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, j’avais grandi dans un village qui était à plus de 80% catholique. À l’époque, nous ne connaissions même pas le terme «œcuménisme». Par contre, «Luther» et «Calvin» étaient pour nous des vilains mots et je n’aurais jamais mis les pieds dans une église évangélique. Quant à la Russie, nous ne la connaissions malheureusement qu’à travers les correspondances de guerre et les récits des prisonniers russes ; personne ne nous parlait des chrétiens orthodoxes qui y vivaient et qui étaient cruellement persécutés par Staline. Pour nous, le christianisme orthodoxe n’existait pratiquement pas. Ce n’est que plus tard, au catéchisme et pendant les études de théologie que nous en avons entendu parler ; mais l’orthodoxie restait pour nous très éloignée, très abstraite et très théorique.
Quels changements n’avons-nous pas vécus avec le Pape Jean XXIII et le deuxième Concile du Vatican ! L’Église orthodoxe russe a participé au mouvement œcuménique dès le début ; ses représentants furent parmi les premiers observateurs au Concile et devinrent nos amis. Malheureusement, après 1990 nos rapports se sont altérés. De regrettables malentendus et des erreurs ont eu lieu de part et d’autre, et l’œcuménisme a encore du mal à s’affirmer dans ce pays. Je pense néanmoins que vous pouvez considérer ma visite à Moscou comme un signe que l’esprit de rapprochement et d’amitié gagne de nouveau du terrain. L’Église orthodoxe russe est non seulement en nombre la plus importante des Églises orthodoxes, mais par la richesse spirituelle et culturelle de sa tradition elle est aussi une «grande» Église qui a droit à notre estime et à notre respect. En tant que catholiques, nous désirons vivre avec elle dans la paix et dans la charité et travailler ensemble comme de bons amis.
Entre temps, dans l’Occident et presque partout dans le monde, et malgré toutes les différences dans la foi, les chrétiens catholiques, orthodoxes et protestants ne se considèrent plus comme des adversaires ou des concurrents ; ils savent que ce qui les unit est beaucoup plus grand que ce qui les sépare ; ils se sentent frères et sœurs en Jésus Christ. Ils vivent ensemble, travaillent ensemble et prient ensemble. C’est vrai au niveau des paroisses, au niveau des évêques et c’est vrai à Rome, où le Pape reçoit régulièrement et presque naturellement, avec une grande cordialité, des visiteurs orthodoxes et protestants.
Nous devons être reconnaissants d’une telle évolution. Car ce n’est pas l’esprit du temps, ni celui du relativisme, de l’indifférentisme ou du libéralisme qui est derrière ce rapprochement, mais, selon les paroles du deuxième Concile du Vatican, c’est l’Esprit Saint (Unitatis redintegratio 1 ; 4), qui est Esprit d’unité et de réconciliation. Jésus lui-même, à la veille de sa Passion, a prié afin que tous soient un (Jean XVII, 21). Il ne voulait pas plusieurs Églises, il voulait une seule Église. Le Nouveau Testament nous montre l’exemple de la première communauté de Jérusalem et nous dit que tous ses membres étaient unis et mettaient tout en commun (Actes II, 44-47).
Dans notre credo commun nous confessons notre foi en un seul Dieu, un seul Seigneur Jésus Christ et un seul Esprit Saint, un seul baptême, et également «en l’Église, une, sainte, catholique et apostolique». Dans l’Épître aux Éphésiens, l’apôtre Paul écrit : «Il y a un seul Corps et un seul Esprit ... un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous, qui règne sur tous, agit par tous, et demeure en tous» (Ep IV, 4-5). Croire en un seul Dieu, en un seul Seigneur Jésus Christ, en un seul Esprit Saint signifie affirmer et vouloir l’unité et la paix de l’Église. C’est un devoir pour chacun d’entre nous.
La division de l’Église est contraire à la volonté de Jésus ; c’est un péché et c’est un scandale aux yeux du monde. Ce ne sont pas des disputes que les hommes attendent des chrétiens ; il y en a déjà suffisamment dans le monde. Ce qu’on attend de nous c’est un témoignage d’unité et de réconciliation. Nous devons être des témoins et des instruments de paix.
Le mouvement œcuménique a mis en marche un mouvement qui s’oppose aux divisions entre l’Est et l’Ouest et à celles qui se sont produites depuis le XVIè siècle en Occident. Le mouvement œcuménique est une des rares lueurs d’espoir du XXè siècle, dont deux systèmes totalitaires contempteurs de l’humanité et deux guerres mondiales avec des millions de morts ont en fait un siècle sombre et sanglant. Le peuple russe et les Allemands en ont vécu tout particulièrement la douloureuse expérience. Aussi avons-nous une responsabilité particulière envers la paix dans le monde et dans l’Église.
II
Depuis le tournant de 1989/90, une nouvelle situation s’est créée dans le monde, et en Europe en particulier. Dieu merci, la division du monde en deux blocs ennemis n’existe plus. Le mur de Berlin est tombé. La Russie et l’Europe se rapprochent de nouveau. Et les Églises se trouvent, elles aussi, devant de nouvelles tâches et de nouveaux défis. Dans ce processus d’unification, elles ne doivent pas figurer à l’arrière-garde ; elles ne doivent pas contrecarrer ce processus ; elles doivent être à l’avant-garde et aller courageusement de l’avant. Elles ne doivent pas laisser entre d’autres mains la naissante unité européenne ni la collaboration entre la Russie et l’Europe ; il faut que ce soit nous, les chrétiens, qui préparions activement l’avenir. Mais nous ne pouvons pas le faire séparément, nous ne pouvons le faire qu’ensemble.
Depuis des siècles, la culture de nos deux pays est imprégnée de l’esprit du christianisme et des valeurs chrétiennes ; après la fin des idéologies et des dictatures athées, notre culture doit se renouveler. Nous devons ensemble et de manière responsable veiller à ce que l’Orient et l’Occident n’égarent pas leur âme chrétienne. Cela ne sera possible que si, après avoir surmonté les divisions politiques et militaires en Europe, nous parvenons à vaincre également la division de l’Église entre l’Est et l’Ouest. L’Occident a besoin de la Russie qui a souvent fait ses preuves comme bastion de l’Europe; et la Russie a besoin de l’Occident, elle a besoin de Rome, si elle ne veut pas rester isolée.
La division des Églises a de profondes racines qui remontent loin dans l’histoire. On la situe souvent en l’an 1054. Cette année-là, le légat du pape, Humberto da Silva Candida, et le Patriarche grec Kerullarios, se sont réciproquement excommuniés. Toutefois, cet antécédent, si douloureux fût-il, a une signification purement symbolique. Déjà auparavant l’Orient et l’Occident avaient pris des chemins différents. Ils étaient devenus des étrangers entre eux et ils ne se comprenaient plus. Comme l’a dit le deuxième Concile du Vatican, l’héritage transmis par les Apôtres a été reçu de manières diverses depuis les origines mêmes de l’Église (Unitatis redintegratio, 14). En outre, ils utilisaient des langues différentes et avaient une culture et une mentalité différentes.
Malgré ces distinctions, l’Orient et l’Occident ont vécu pendant des siècles en communion fraternelle. Les deux apôtres des peuples slaves, Cyrille et Méthode, faisaient leur travail missionnaire avec la bénédiction de Rome et de Constantinople. Même le baptême de la Rus de Kiev en l’an 988, sous le Prince Vladimir, a eu lieu à l’époque de l’Église indivise. Ainsi, Orient et Occident, Église latine et Églises orthodoxes slaves, avec toutes leurs différences, ont une racine commune et un riche héritage commun que le Pape Jean-Paul II a expressément rappelé dans l’encyclique «Slavorum Apostoli» (1985).
C’est un manque de compréhension et de charité qui a conduit à la séparation. La division de l’Église a eu des conséquences humiliantes pour les chrétiens. Je ne citerai que les croisades qui – contrairement à leur intention originelle – furent menées non seulement contre l’islam, mais également contre l’orthodoxie, si bien qu’en fin de compte, ce n’est pas uniquement Byzance mais toute la chrétienté qui s’est retrouvée affaiblie dans sa défense contre l’islam. Survinrent en outre les querelles avec l’Ordre Teutonique et la Pologne. En Russie elles furent interprétées comme une continuation des croisades et une tentative visant à assujettir l’Église orthodoxe russe à Rome. C’est ainsi que la méfiance de l’Orient envers l’Occident latin et envers Rome s’est développée jusqu’à devenir de l’amour-haine.
En fin de compte, la scission a eu pour résultat l’affaiblissement des uns et des autres. Tous ont perdu quelque chose de leur catholicité et universalité concrètes. D’une certaine façon, ce fut une blessure d’un côté comme de l’autre. Aujourd’hui, les chrétiens des deux Églises désirent ardemment apprendre de nouveau quelque chose les uns des autres. Je ne citerai qu’un seul exemple : depuis quelque temps, le respect et la vénération des icônes se sont répandus en Occident de façon remarquable. L’œcuménisme signifie donner et recevoir, c’est un échange de dons (Ut unum sint, 28 ; 57). En Orient comme en Occident l’Église doit de nouveau respirer avec ses deux poumons (ibid., 54).
Aujourd’hui, Dieu merci, les siècles de l’obscurité et de l’attente sont finis. Il y a exactement 40 ans que le Pape Paul VI et le Patriarche œcuménique Athénagoras se sont rencontrés et se sont embrassés à Jérusalem. Ils ont échangé des lettres qui sont entrées dans l’histoire comme «Tomos agapis», le «Livre de l’amour» (Rome – Istanbul 1971), et au terme du deuxième Concile du Vatican, ils ont effacé de la mémoire de l’Église la funeste excommunication de 1054. Un nouveau début était ainsi établi. Depuis, nous nous dénommons mutuellement Églises sœurs.
Le deuxième Concile du Vatican a reconnu le riche héritage des Églises orientales (Orientalium ecclesiarum, 1 ; Unitatis redintegratio, 17) et a ainsi mis fin à l’ancienne politique de latinisation de l’Orient, qui avait suscité tant de méfiance. Le Pape Jean-Paul II commence sa Lettre apostolique «Orientale Lumen» (1995), par ces mots : « En effet, le christianisme a pris naissance en Orient ; c’est là que se sont tenus les premiers Conciles qui nous sont communs à tous: les Églises orientales ont apporté à l’Église universelle un riche patrimoine de sagesse spirituelle et théologique, d’art et de culture. C’est pourquoi, dès l’introduction, le Pape déclare vénérable la tradition des Églises orientales ».
Dans l’encyclique œcuménique «Ut unum sint» (1995), le Pape ajoute un autre argument, encore plus actuel. Il écrit : «Le témoignage courageux de nombreux martyrs de notre siècle, y compris ceux qui sont membres d’autres Églises et d’autres Communautés ecclésiales qui ne sont pas en pleine communion avec l’Église catholique, donne à l’appel conciliaire une force nouvelle ; il nous rappelle l’obligation d’accueillir son exhortation et de la mettre en pratique» (N° 1). Dans toutes les Églises, aucun des siècles précédents n’avait vu autant de martyrs pour la foi chrétienne qu’au cours du XXè siècle qui vient de s’écouler. Si ce qu’a dit Tertullien, l’historien de l’Église, pendant la persécution des chrétiens au IIIè siècle est vrai, c’est-à-dire que le sang des martyrs est la semence de nouveaux chrétiens, nous pouvons alors dire que le sang de tant de martyrs de toutes les Églises, orthodoxes et catholiques, est la semence de l’unité de l’Église catholique et orthodoxe.
Aujourd’hui, nous découvrons de nouveau que malgré la séparation, des éléments essentiels de l’unité ont été conservés : nous sommes unis comme auparavant dans la même foi apostolique du premier siècle, telle qu’elle nous est témoignée par les Pères de l’Église qui nous sont communs ; nous célébrons les mêmes sacrements, bien qu’avec des rites différents, en particulier l’Eucharistie qui est le centre et le point culminant de la vie de l’Église ; enfin, nous sommes unis par le même ministère épiscopal dans la succession apostolique ; ensemble nous vénérons les saints, en particulier Marie, la mère de Dieu, et nous avons, les uns et les autres, la même considération pour la vie monastique.
Nos divisions ne vont donc pas jusqu’aux fondements les plus profonds et ne s’élèvent pas non plus jusqu’au ciel. Dieu est plus grand que nos différences et l’Esprit Saint de Dieu agit – comme le dit le deuxième Concile du Vatican – également chez nos frères et sœurs séparés (Unitatis redintegratio, 3). C’est pourquoi, aujourd’hui, les Églises orientales et occidentales se reconnaissent de nouveau comme des Églises sœurs (ibid., 14). Elles ne se considèrent plus – ou mieux : elles ne devraient plus se considérer comme des rivales, et encore moins comme des adversaires, mais comme des frères et des sœurs. Aussi est-il grand temps de tourner une nouvelle page dans les rapports entre l’Église orthodoxe russe et l’Église catholique, et de fonder ces rapports sur une nouvelle base.
III
Avant d’aborder les questions plus concrètes, je voudrais dire quelque chose à propos du modèle que nous avons sous les yeux concernant l’unité de l’Église. Lorsque nous parlons d’unité au sens théologique, nous ne devons pas partir d’un idéal d’unité temporel et politique. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de créer un ensemble doté d’un pouvoir impérial ni une gigantesque unité administrative. Nous devons partir de l’image idéale d’unité qui est celle de la Trinité. Dans notre foi commune, nous confessons et vénérons un seul Dieu en trois personnes divines (hypostaseis), Père, Fils et Esprit Saint, et nous confessons les trois personnes divines en un seul Dieu. Cette unité dans la trinité et cette trinité dans l’unité est l’archétype et la mesure de l’unité de l’Église. Nous devons concevoir l’Église comme une image, en quelque sorte une icône de l’unité trinitaire de Dieu. C’est ce qu’ont fait les Pères de l’Église en Orient comme en Occident – Cyprien, Augustin, Jean de Damas, etc. Le deuxième Concile du Vatican a repris à son compte les idées des Pères de l’Église (Lumen gentium, 4 ; Unitatis redintegratio, 3).
Cela signifie que, de même que l’unité en Dieu est une unité-communion du Père, du Fils et de l’Esprit Saint, on ne doit pas non plus considérer l’unité de l’Église comme une uniformité rigide, mais comme une communion vivante, une unité dans la diversité et une diversité dans l’unité. L’unité de l’Église ne veut pas dire une Église unitaire. L’apôtre Paul parle de la richesse intérieure et de la diversité de l’Église lorsqu’il dit : «Il y a diversité de dons, mais c’est le même Esprit ; diversité de ministères, mais c’est le même Seigneur ; divers modes d’action, mais c’est le même Dieu qui produit tout en tous» (1 Co XII, 4-6). L’Église est une harmonie et une symphonie divine, dit Origène (Commentaire à l’Évangile de saint Matthieu, chap. 14, 1-2).
Un des résultats encourageants du dialogue œcuménique est que presque tous les documents de dialogue indiquent que l’unité de l’Église est comprise comme une unité de communion selon le prototype de l’unité trinitaire. Ce consensus apparaît le plus clairement dans les documents issus du dialogue théologique international entre l’Église catholique et les Églises orthodoxes. Le premier de ces documents (1982) porte déjà un titre significatif : «Le mystère de l’Église et de l’Eucharistie à la lumière du mystère de la Sainte Trinité».
De cette compréhension commune de l’Église comme communion sur le modèle de la Trinité, découlent d’importantes conséquences dont la principale est la suivante : l’unité de l’Église n’est pas une question d’organisation ni d’administration. Il ne s’agit pas non plus de l’agrégation de différentes Églises en une seule Église. Ce sont là des idées temporelles, politiques et sociologiques. Pour nous, l’unité est un don et une opération de l’Esprit Saint. Il s’agit de la communion (koinonia) que nous avons avec le Père par Jésus Christ dans l’Esprit Saint. Il s’agit de la communion avec la vie du Dieu trine (I Jean I, 3) et de la communion avec la nature divine (II Pierre I, 4).
Deuxièmement : si nous comprenons l’unité de l’Église comme une unité spirituelle, cela ne signifie pas qu’elle est une unité invisible. L’Église est le corps du Christ ; elle doit donc, à l’image de Jésus Christ, Fils de Dieu fait homme, être comprise comme unité divine-humaine. L’Esprit de Dieu se sert de signes visibles que nous nommons sacrements et qui, dans le langage théologique oriental, sont appelés mystères.
Le sacrement fondamental, par lequel nous sommes incorporés dans la communion (koinonia) avec Dieu le Père par Jésus Christ dans l’Esprit Saint, est le baptême. Par lui – comme dit l’apôtre Paul – nous sommes incorporés dans le corps du Christ (I Co XII, 13). Même si nous appartenons à des communautés ecclésiales différentes, par le baptême nous sommes déjà en profonde communion spirituelle, bien qu’encore imparfaite. Cette communion, les hommes ne peuvent pas la détruire ; elle est plus forte que la puissance du péché. Malgré nos divisions, nous sommes déjà frères et sœurs en Jésus Christ (Lumen gentium, 15 ; Unitatis redintegratio, 3).
Le point culminant de la vie sacramentelle de l’Église est la célébration de l’Eucharistie (Lumen gentium, 11). C’est d’elle que vit l’Église. L’Église est partout où l’Eucharistie est célébrée. Et surtout, parce que nous reconnaissons la validité de la célébration eucharistique des Églises orthodoxes (Unitatis redintegratio, 15), nous reconnaissons celles-ci comme de vraies Églises et nous les estimons comme des Églises sœurs (ibid., 14).
Troisièmement : La visibilité sacramentelle de l’Église s’exprime finalement dans le ministère apostolique de l’évêque. Ce dernier est par le sacre dans la succession apostolique. À travers cette consécration sacramentelle, l’Esprit du Seigneur confère à l’évêque non seulement un simple mandat juridique, mais un pouvoir sacramentel qui lui permet de parler et d’agir au nom de Jésus Christ dans l’Esprit Saint (Luc X, 16 ; II Co V, 20). Les évêques orthodoxes ont donc droit à notre respect et à notre considération. Ils sont établis par l’Esprit Saint comme gardiens de leurs troupeaux (Ac XX, 28).
Ces points communs sont indiqués dans plusieurs documents de la Commission internationale pour le dialogue théologique. J’ai déjà mentionné le premier de ces documents, qui date de 1982 et qui a pour titre «Le mystère de l’Église et de l’Eucharistie à la lumière du mystère de la Sainte Trinité». J’en ajouterai deux autres : «Foi, sacrements et unité de l’Église» (1987) et «Le sacrement de l’ordre dans la structure sacramentelle de l’Église, en particulier l’importance de la succession apostolique pour la sanctification et l’unité du peuple de Dieu» (1988).
Ces points communs essentiels n’excluent pas les différences. À ce propos, il faut distinguer entre les différences qui divisent les Églises et les diversités légitimes dans les formes d’expression liturgique, spirituelle et théologique. Une telle diversité ne fait pas obstacle à l’unité ; au contraire, elle l’enrichit. Parmi les diverses traditions, le Concile fait ressortir que «depuis les origines, les Églises d’Orient suivaient des règles particulières sanctionnées par les Saints Pères et les Conciles, même œcuméniques» (Unitatis redintegratio, 16). Pour exclure tous les doutes possibles, le Concile déclare solennellement que les Églises orientales, dans le cadre de la nécessaire unité de l’Église, «ont le pouvoir de se régir selon leurs propres lois, plus conformes au caractère de leurs fidèles et plus aptes à promouvoir le bien des âmes». Il souligne particulièrement l’importance des Églises patriarcales qui ont été fondées «par la grâce de la divine Providence» (Lumen gentium, 23 ; Orientalium ecclesiarum, 5 ; Unitatis redintegratio, 16).
Ces différences ne sont pas opposées mais complémentaires (Unitatis redintegratio, 17). De l’avis de nombreux théologiens, cela vaut également pour la question du «Filioque», c’est-à-dire de l’expression latine ajoutée au credo, indiquant que l’Esprit Saint procède du Père «et du Fils» (filioque). De l’opinion générale des théologiens occidentaux modernes et de quelques théologiens orthodoxes russes (entre autres B. Bolotov et S. Bulgakov), il ne s’agit pas d’une différence qui peut être cause de division entre les Églises, mais d’une déclaration complémentaire. Le Catéchisme de l’Église catholique s’est rallié à cette opinion (n° 248).
Ainsi, le Concile a pu déclarer que tout ce patrimoine spirituel et liturgique, disciplinaire et théologique, dans ses diverses traditions, fait pleinement partie de la catholicité et de l’apostolicité de l’Église (Unitatis redintegratio, 17). C’est notre patrimoine commun. C’est pourquoi le Concile souhaite que soit préservée l’identité des Églises orientales qui s’est formée au cours de l’histoire, et que là où elle est en danger de se perdre, elle puisse se renouveler.
La question vraiment difficile et la seule, au fond, qui soit réellement cruciale, est la question du ministère pétrinien. Il n’est pas possible de l’examiner dans le présent contexte. On peut cependant observer que le Pape lui-même, dans l’encyclique œcuménique «Ut unum sint», a invité les Églises orientales à un dialogue fraternel sur le futur exercice du ministère pétrinien (n° 95). Cette invitation a soulevé un débat animé. En mai dernier, un symposium s’est tenu à Rome avec des représentants des Églises orthodoxes, auquel – à notre grand regret – l’Église orthodoxe russe n’a pas participé. Il est apparu clairement qu’il existe des ouvertures de part et d’autre ; mais un consensus n’est pas encore en vue. Nous espérons que la Commission internationale pourra bientôt reprendre l’examen de cette question.
De nombreux éminents théologiens catholiques sont d’avis que la pleine communion des Églises orientales avec le Siège apostolique de Rome ne devrait pas changer grand-chose dans ces Églises. Dans une union avec Rome, les Églises orientales conserveraient et continueraient de développer leur riche tradition spirituelle, liturgique, disciplinaire et théologique. Dans l’encyclique «Slavorum apostoli», le Pape a dit qu’il s’agit d’une pleine communion qui «n’est ni absorption ni fusion» mais unité dans la vérité et dans l’amour (n° 27). Cette orientation avait déjà été indiquée par le grand philosophe et théologien russe V. Solovjev dans son génial ouvrage «La Russie et l’Église universelle» (1889). Il a montré comment les deux sagesses, orientale et occidentale, peuvent se rencontrer, se féconder et s’enrichir mutuellement.
IV
Avec ce qui vient d’être dit, nous avons porté un regard sur l’avenir. Aux yeux de certains, ces propos ont pu paraître utopiques ou théoriques. En fait, autant que l’on puisse humainement en juger, le chemin vers la pleine communion ecclésiale sera encore laborieux. Aussi voulons-nous, dans la dernière partie, réfléchir à quelques démarches intermédiaires possibles. Nous voulons nous demander : Que pouvons-nous faire concrètement dès à présent pour atteindre cet objectif ? Je n’entends pas tracer un programme complet ; je me contenterai d’indiquer cinq points. Même ainsi, certaines choses pourront vous sembler encore un peu éloignées de la réalité contingente. Mais ce que je dis est le résultat d’expériences faites ailleurs. Pourquoi, avec de la bonne volonté de la part de tous, cela ne serait-il pas possible, mutatis mutandis, ici également ? Le mandat du Christ nous engage à tenter un nouveau début.
Premièrement : nous devons surmonter les préjugés et renoncer aux polémiques. Il existe partout des préjugés tenaces et des clichés ; on en trouve chez les catholiques et chez les orthodoxes, chez les Russes et chez les Polonais. Ils sont colportés sans cesse à travers des propos inconsidérés, des publications et des livres. Vus de plus près, la plupart du temps ils ne résistent pas à la réalité. Selon l’ancien examen de conscience préparant à la confession, on doit se demander : ai-je dit du mal des autres ? La question doit se poser également lorsque l’on parle d’autres Églises. De part et d’autre, les responsables ecclésiaux devraient, dans leur propre intérêt, interdire toute publication offensive qui est un péché contre le huitième commandement.
Il est naturel que des problèmes, des tensions et des malentendus surgissent entre les Églises, tout comme il advient dans la vie «normale». Étant tous des pécheurs, nous commettons toujours des fautes, d’un côté comme de l’autre. Les catholiques et le Vatican ne sont pas non plus sans défauts. Mais si nous soulevons une polémique publique chaque fois que l’autre commet une erreur, nous ne rendons service et ne faisons plaisir qu’à des journalistes qui ne se soucient nullement de l’Église et ne pensent qu’à vendre leurs articles. Quant à l’Église elle-même, elle n’a rien à y gagner et tout à y perdre. En effet, cette polémique nuit à l’image publique des deux Églises et, de plus, elle crée de la confusion dans l’esprit des fidèles. Et l’on ne résout pas plus les problèmes en interrompant le dialogue chaque fois que l’autre commet une faute. C’est justement lorsque des problèmes surgissent qu’on doit se parler. Le refus de dialoguer ne résout aucun problème.
À l’occasion de la visite du Patriarche Théotiste de Roumanie en 2002, le Pape Jean-Paul II a exhorté à réfléchir sur l’opportunité et la possibilité de créer des structures institutionnelles permanentes entre les Églises qui permettraient d’avoir un échange régulier d’informations et de consultations. Au cours du premier siècle, on avait établi pour cela, entre Rome et Constantinople, un apocrisiaire, une sorte de plénipotentiaire. Il devrait y avoir quelque chose d’analogue aujourd’hui également, une sorte de «téléphone rouge», auquel on pourrait rapidement et facilement avoir accès pour éviter d’inutiles malentendus et éliminer promptement ceux qui seraient survenus.
Deuxièmement : il ne s’agit pas seulement d’éliminer les malentendus et les préjugés, mais d’établir de façon positive la compréhension réciproque. Nous nous connaissons trop peu. Au cours d’un long processus historique, les Églises orientales et occidentales se sont éloignées les unes des autres ; aujourd’hui, elles doivent réapprendre à vivre ensemble et construire la compréhension et la considération mutuelles. Pour cela, nous avons besoin non seulement d’un œcuménisme de «conversations au sommet» et de colloques entre experts, mais d’un «œcuménisme de vie» au cœur même de la réalité locale. Nous devons apprendre à mieux nous connaître, nous comprendre et nous considérer. Cela ne peut se faire qu’en nous rencontrant, en nous tendant la main et en nous regardant dans les yeux.
Les progrès déjà accomplis sont importants. Dans son encyclique «Ut unum sint», le Pape Jean-Paul II a dit que le véritable fruit du dialogue œcuménique est la redécouverte de la fraternité de tous les chrétiens (n° 42). Aujourd’hui, sans contrevenir à la conscience ni enfreindre aucune règle de droit canon, nous pouvons déjà faire ensemble beaucoup plus que nous ne faisons habituellement. En commençant par des choses très simples : échange de salutations et de visites et invitations à des célébrations ; témoignages de participation lors de décès et d’accidents, mais également à l’occasion d’heureux événements ; entraide dans les situations difficiles. Il suffit de faire preuve d’esprit créatif, et la charité est créative.
Dans les «sphères supérieures» nous avons rétabli d’importantes formes de communion ecclésiale du premier siècle, telles que les échanges réguliers de visites et de messages de sympathie entre le Pape et les Patriarches. Ce ne sont pas de simples gestes diplomatiques de courtoisie. Ce sont d’importants actes ecclésiaux.
Je voudrais rappeler en outre les rencontres et les échanges entre monastères et centres de vie spirituelle : ce n’est pas sans raison que le Pape Jean-Paul II, dans «Orientale lumen» (1995), aux n° 9 à 16, a souligné l’importance de la vie monastique pour les Églises orientales. Par bonheur, de tels échanges ont déjà lieu actuellement. Je ne citerai que les noms de Grottaferrata, Chèvetogne, Bose, Niederaltaich, et notamment Bari, avec la tombe de saint Nicolas.
Il s’agit d’assurer la réception de ce qui a déjà été réalisé et de traduire cela dans la vie de tous les jours. C’est le cas, en particulier, des déclarations du deuxième Concile du Vatican, des nombreuses déclarations du Saint-Père sur l’œcuménisme et des résultats de la Commission mixte internationale. Il est étonnant de voir combien peu de tout ce qui a été réalisé est entré dans la vie des Églises. Nous devons entreprendre un processus de réception dans la catéchèse, la prédication, la formation des adultes, la formation théologique et les cours de perfectionnement du clergé.
Troisièmement : l’unité de l’Église est une unité dans la vérité ; la pleine communion ne peut se faire sans une clarification des questions dogmatiques qui subsistent entre nous, surtout la question du ministère pétrinien. Il est donc nécessaire que le dialogue théologique international reprenne le plus tôt possible. Les échanges et la collaboration entre les facultés, académies et instituts théologiques ont également une grande importance. Ces dernières années, le Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens a beaucoup insisté sur ce dernier aspect. Entre temps, d’excellents contacts ont eu lieu avec Minsk et Kiev, Belgrade et Sofia, et, dans une mesure encore très discrète, également avec Moscou.
Il y a encore beaucoup à faire du point de vue historique également. Nos Églises gardent encore le souvenir de douloureux événements du passé, qui pèse sur nos relations actuelles et les bloque. Nous racontons sans cesse tout le mal que «les autres» nous ont fait autrefois. C’est souvent vrai ; nous devons en demander pardon, comme le Pape l’a fait publiquement à plusieurs reprises. Mais il s’agit parfois de légendes qui ne résistent pas à une réflexion historique. Dans de tels cas, une «purification des mémoires» est nécessaire. Souvent la faute est répartie des deux côtés. Nous devrions donc revoir nos livres scolaires et nous demander s’ils reflètent objectivement et correctement l’histoire et la doctrine de l’autre. Le commandement du Seigneur nous dit qu’en tant que chrétiens nous devons nous pardonner réciproquement, et nous croyons au pouvoir du pardon. Le pardon ouvre la voie vers un avenir commun.
Quatrièmement : de la reconnaissance des Églises orthodoxes comme Églises sœurs découlent d’importantes règles de comportement réciproque. Elles ont déjà été formulées en 1992 par la Commission pontificale Pro Russia d’alors, et confirmées publiquement quelques mois plus tard par le Pape Jean-Paul II dans son homélie qui concluait la Semaine de prière pour l’unité des chrétiens. Ces directives ont pour titre «Principes généraux et normes pratiques pour coordonner l’évangélisation et l’engagement œcuménique de l’Église catholique en Russie et dans les autres pays de la Communauté des États indépendants». Il s’agit donc de la coordination ou, selon le cas, d’un juste équilibre entre le mandat missionnaire et le mandat œcuménique de l’Église. Il ne peut y avoir de contradiction entre les deux, car ils appartiennent l’un et l’autre à l’unique volonté de Dieu et à l’unique mission de l’Église.
Je ne peux, ici, que résumer brièvement l’essentiel des directives de la Commission Pro Russia. De sa nature, l’Église est missionnaire (Ad gentes, 2). La manière dont elle exerce ce mandat missionnaire dépend évidemment des conditions concrètes. La Russie n’est pas un pays païen, loin de là ; en Russie, l’Église catholique est confrontée à une situation marquée depuis des siècles par la présence de l’Église orthodoxe. Celle-ci a imprégné la culture de ce pays et nous ne pouvons que souhaiter qu’après la fin de la domination totalitaire du communisme athée elle puisse le faire encore davantage. En cela, notre tâche est de l’aider de notre mieux. Notre action missionnaire doit donc s’exercer dans un esprit œcuménique : non pas en concurrence avec l’Église orthodoxe russe, mais dans le respect de celle-ci et en collaboration avec elle. Pro Russia dit clairement que le mandat missionnaire de l’Église dans un pays d’ancienne tradition orthodoxe est substantiellement différent de la missio ad gentes, de la mission dans un pays païen.
Dans les pays d’Europe de l’Est à majorité orthodoxe, l’Église catholique a le droit d’exister et d’accomplir sa mission. Elle y est présente non pas depuis aujourd’hui mais depuis des siècles. Toutefois, son activité pastorale et caritative doit être empreinte d’esprit œcuménique. Elle doit en premier lieu veiller aux besoins pastoraux de ses propres fidèles. Cela n’exclut pas les conversions individuelles dans le cas où un chrétien orthodoxe désire se convertir pour des raisons de conscience (Unitatis redintegratio, 4). Dans de tels cas, la liberté religieuse et la liberté de conscience doivent être respectées d’un côté comme de l’autre. Mais le respect d’une décision prise en conscience par un individu est autre chose qu’une activité missionnaire expressément menée parmi des chrétiens orthodoxes. Étant donné que nous reconnaissons l’Église orthodoxe comme une vraie Église, et ses sacrements comme des vrais sacrements, il ne peut y avoir de «politique» ni de «stratégie» d’évangélisation auprès des chrétiens orthodoxes.
La Déclaration Pro Russia adopte une position analogue à celle que prendra plus tard ce qu’on appelle le Document de Balamand (1993) de la Commission mixte internationale pour le dialogue théologique. Cette position a été expressément confirmée au n° 60 de l’encyclique «Ut unum sint» (1995). Le document de Balamand rejette ce qui, dans le langage de l’Église orthodoxe, est appelé uniatisme et prosélytisme, c’est-à-dire l’activité missionnaire auprès des membres de l’Église orthodoxe en tant que méthode présente et future. Cette activité, là où elle s’exerçait dans le passé, était l’expression d’une ecclésiologie exclusiviste qui ne reconnaissait pas l’existence de sacrements authentiques, donc d’authentiques instruments de salut, dans les Églises orthodoxes. Cette ecclésiologie exclusiviste a été écartée par le deuxième Concile du Vatican. La base de nos rapports actuels doit être notre reconnaissance réciproque comme Églises sœurs et le dialogue dans la vérité et dans la charité.
Avec de la bonne volonté de chaque côté, il devrait être possible, à partir des principes et des normes concrètes tels qu’ils sont établis dans les directives de la Commission Pontificale Pro Russia, de parvenir à des accords et des réglementations à caractère obligatoire. Pourquoi ne constituerait-on pas une commission commune chargée d’élaborer une sorte de «code de comportement» ?
Cinquièmement : le point le plus important est l’œcuménisme spirituel ; c’est l’âme du mouvement œcuménique. Nous ne pouvons certes pas «faire» l’unité de l’Église, qui est un don de l’Esprit Saint ; une nouvelle Pentecôte est nécessaire. Pour l’obtenir nous ne pouvons que prier. Il nous faut donc, en quelque sorte, faire comme Marie et les disciples après l’Ascension du Seigneur. Ils se retirèrent dans la chambre de la Cène et prièrent avec ferveur pour la venue de l’Esprit Saint (Ac I, 13s.). La prière pour l’unité, si possible la prière en commun pour l’unité, et la célébration de l’annuelle Semaine de prière pour l’unité des chrétiens, doivent être au cœur de l’activité œcuménique. L’œcuménisme spirituel comporte en outre le sentiment que l’unité de l’Église n’est pas possible sans conversion et pénitence personnelles, sans sanctification personnelle et rénovation de l’Église. Vivre selon l’Evangile est le meilleur œcuménisme (Unitatis redintegratio, 6-8 ; Ut unum sint, 15 s ; 21-27).
Quantum est nobis via ? «Quelle distance nous sépare encore du jour béni ?» se demande Jean-Paul II dans l’encyclique Ut unum sint (77). Nous ne le savons pas. Nous ne sommes pas les maîtres de l’histoire. Le temps est entre les mains de Dieu seul. C’est pourquoi l’unité de l’Église ne se laisse ni commander ni prévoir. Mais il n’y a pas de raison de se résigner. Le Concile a réaffirmé que le mouvement qui aspire à la pleine unité de l’Église est encouragé et soutenu par l’Esprit Saint (Unitatis redintegratio, 1 ; 4). Dieu est fidèle ; on peut compter sur lui, et l’Esprit Saint nous réserve toujours de nouvelles surprises.
Aussi nous est-il permis d’espérer que si nous faisons tout ce qu’il nous est possible de faire, l’Esprit de Dieu achèvera l’œuvre qu’il a commencée, et que l’unité qui existait pendant le premier millénaire et qui a été rompue durant le second millénaire, sera rétablie au cours du troisième millénaire qui vient de commencer. Ce n’est qu’ainsi que l’Église pourra être signe et instrument de réconciliation et de paix dans le monde, dont nous avons un besoin urgent. Ce n’est qu’ainsi que l’Europe pourra redevenir une force spirituelle et morale. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons nous présenter devant Dieu et devant l’histoire. J’espère et je souhaite que ma visite d’aujourd’hui pourra y apporter une modeste contribution.