Le Nigéria à la croisée des chemins (3)

Source: FSSPX Actualités

Prêtres capturés ou tués au Nigéria en 2022

L’Aide à l’Eglise en détresse (AED) fournit une aide précieuse aux catholiques placés dans des situations de difficulté profonde dans le monde entier. Elle a publié un rapport sur le Nigéria où les catholiques souffrent depuis des dizaines d’années et paient l’impôt du sang dans des proportions effarantes. Les deux premiers articles ont traité des situations politique et religieuse.

Aperçu des conflits récents

L’AED a désigné le pays comme l’un des plus dangereux pour les chrétiens dans le monde. L’Indice mondial du terrorisme 2022 a classé le Nigéria à la 6e place (après l’Afghanistan, l’Irak, la Somalie, le Burkina Faso et la Syrie) et l’Indice mondial de la paix 2022 l’a classé à la 143e place sur 163 pays.

La situation est devenue de plus en plus complexe au cours des dix dernières années : les mauvaises conditions sociales, culturelles et éducatives, ainsi que la mauvaise gestion politique et la corruption, constituent un facteur important. Mais certains conflits ont des implications religieuses et ethniques.

Lorsque l’on parle de violence et de conflits au Nigéria, il est important de noter que les attaques proviennent de nombreuses directions différentes et il est souvent difficile de comprendre les limites entre la persécution pure et simple, l’extrémisme islamique, les rivalités ethniques historiques et le simple banditisme.

Si les conflits ont des racines différentes, presque tous combinent un ensemble d’éléments, le tribalisme et la religiosité étant deux éléments qu’il est difficile d’ignorer. Cela vaut pour l’Afrique en général et pour le Nigéria en particulier. Les conflits peuvent être classés selon la grille suivante :

3.1. Islamistes militants
3.2. Violence liée aux bandits armés et à la criminalité
3.3. Conflit entre agriculteurs et éleveurs
3.4. Affrontements communautaires et ethniques
3.5. Séparatistes du Biafra
3.6. Militants du delta du Niger
3.7. Occultisme et meurtres rituels

3.1. Islamistes militants

Zone affectée : principalement le nord-est, se déplaçant vers les Etats du nord-ouest.
Racine du conflit : l’idéologie pour imposer la version la plus stricte de l’islam.

Les militants de Boko Haram et de l’ISWAP (Etat islamique en Afrique de l’Ouest). La plupart des événements impliquant des militants islamistes se sont produits dans l’Etat de Borno, où Boko Haram est actif.

L’ISWAP agit près du lac Tchad et Boko Haram dans la forêt de Sambisa. Mais en 2022, les islamistes ont élargi leur zone d’opération vers le sud, augmentant leurs activités dans des zones plus proches du Territoire de la capitale fédérale et de l’Etat du Niger. Un groupe islamiste militant, Ansaru, qui s’est séparé de Boko Haram au début de l’année 2012, a été actif dans les régions autour d’Abuja.

Quelques rappels sur les chiffres. Selon le Nigeria Security Tracker du Council on Foreign Relations, plus de 41 600 personnes ont été tuées au Nigéria dans le conflit avec Boko Haram, dont des civils, des combattants du groupe et des agents de l’Etat. D’autres sources parlent de plus de 65 000 personnes tuées par Boko Haram entre 2011 et 2022.

Le groupe le plus visé a été celui des chrétiens, qui ont vu leurs lieux de culte dévastés, ont souvent été attaqués et tués le long des routes et dont les moyens de subsistance ont été détruits. Il est toutefois important de noter que le fait que les groupes terroristes opèrent dans des Etats dont la population à majorité musulmane signifie que la violence touche aussi les musulmans.

3.2. Violence liée aux bandits armés et à la criminalité

Zone affectée : les régions du Nord-Ouest et du Centre-Nord 
L’origine du conflit : le profit et le vol

Le manque de gouvernance et la pauvreté généralisée ont conduit à la prolifération du banditisme, certains rapports suggérant qu’il y a jusqu’à 30 000 bandits répartis en 100 gangs. Certains gangs pourraient compter jusqu’à 2 000 membres.

Il est parfois difficile de faire la distinction entre les groupes armés ayant des ambitions politiques régionales et des intérêts économiques et les islamistes. Certains groupes armés infiltrés par Al-Qaïda ou ISIS, et incités par des prédicateurs radicaux, cherchent à imposer une version stricte de l’islam.

Au cours des sept dernières années, les régions du Nord-Ouest et du Centre-Nord ont connu la plus forte concentration d’enlèvements du pays. Les rançons collectées lors de ces enlèvements – parfois massifs – sont devenues un business pour les gangs criminels.

Des liens ont également été signalés entre bandits et groupes terroristes islamistes pour des raisons économiques. L’une des victimes enlevées en 2020 à Kaduna par des bandits, a déclaré à l’AED que la première idée des criminels était de les vendre à Boko Haram mais après quelques jours, ils ont décidé de demander une rançon à leurs familles.

L’Etat de Kaduna est l’un des plus durement touchés par la vague de violence et de criminalité qui déferle sur une grande partie du Nigéria. « Au cours des trois dernières années, huit de mes prêtres ont été enlevés, deux ont été tués et un est resté en captivité pendant près de quatre ans. Cinq ont été libérés.

« Dans beaucoup de paroisses, les prêtres ne peuvent rester dans leur presbytère : ils sont considérés comme une source facile d’argent pour les rançons. Je ne peux pas faire de visites pastorales, les prêtres ne peuvent aller dans les villages. Avec cette insécurité, les gens sont privés des sacrements », explique Mgr Matthew Man-Oso Ndagoso, archevêque de Kaduna.

« Tout le monde est sur la brèche. Les gens ont peur, les gens sont traumatisés, et à juste titre. Avec cette situation, personne n’est en sécurité nulle part. Si vous sortez de chez vous, même dans la journée, vous n’êtes pas en sécurité tant que vous n’êtes pas rentré », a-t-il ajouté.

3.3. Conflit entre agriculteurs et éleveurs

Zone affectée : principalement dans la Ceinture moyenne, mais de plus en plus dans les Etats du sud.
Origine du conflit : la terre, bien que des facteurs ethniques et religieux y soient souvent mêlés.

Ce conflit a fait plus de morts que Boko Haram. De plus, il mêle des luttes pour les ressources à des éléments politiques, religieux et ethniques. L’accès à la terre et aux pâturages a toujours été un défi pour les nomades et les communautés sédentaires, régi par un équilibre basé sur des accords concernant chemins et routes à emprunter.

A l’origine, le manque de ressources, la croissance démographique, le besoin d’espace agricole, mais aussi l’augmentation du cheptel bovin ont rompu l’équilibre. De plus, les affrontements se déroulent aujourd’hui avec des armes modernes, ce qui joue un triste rôle dans la dimension du conflit.

Mais, la concurrence pour les ressources est trop souvent utilisée comme prétexte pour tuer et mutiler selon des critères ethniques ou religieux. Le conflit a également été politisé par certains fonctionnaires de l’Etat qui ont attisé les tensions.

Par ailleurs, le fait que les éleveurs peuls soient transhumants, entraîne qu’ils sont souvent négligés par les autorités et se sentent discriminés. Certains d’entre eux n’ont pas reçu d’éducation et vivent dans des conditions très précaires. Cette frustration est utilisée par les groupes terroristes et criminels pour les recruter.

Qui sont les Peuls ?

« Fulani », comme ils sont largement connus au Nigéria, est le nom haoussa du peuple Fulɓe qui a été adopté en anglais. En français, on utilise Peul(s), qui vient du wolof. Ce groupe ethnique est largement répandu en Afrique de l’Ouest, de la Mauritanie au Nigeria et au Niger, et à travers certaines parties de l’Afrique centrale jusqu’au Soudan.

En raison de leur vaste répartition géographique, ils ne constituent pas un groupe homogène, mais sont considérés comme la plus grande population pastorale d’Afrique et la plus grande communauté pastorale nomade du monde. Certaines sources parlent de 35 à 40 millions de personnes.

Ils élèvent principalement des bovins, ainsi que des ovins et des caprins. La plupart des familles pastorales pratiquent également l’agriculture de subsistance – maïs, sorgho et millet, légumes comme la patate douce et le niébé – même si l’élevage est leur activité principale, au cœur de leur culture.

3.3.1 Dimension religieuse

Les Peuls sont majoritairement musulmans, mais il existe également une minorité chrétienne peule importante. Dans ce contexte, un autre fait important est que les Peuls ont établi des empires à trois reprises dans l’histoire : l’Etat théocratique du Fouta Djalon en Moyenne Guinée (18e siècle), l’Empire peul des Macina au Mali (19e siècle) et l’Empire peul ou le Sultanat de Sokoto au Nigéria (19e siècle).

Même si aujourd’hui les Peuls ne contrôlent plus aucun Etat, il faut de comprendre leur rôle dans la percée de l’Islam en Afrique de l’Ouest qui alimente la peur et rappelle aux chrétiens et aux non-musulmans les temps sombres de l’esclavage et de la conversion forcée.

Il y a entre 12 et 16 millions de Peuls au Nigéria (6 à 8% de la population), mais tous ne sont pas nomades. D’après les rapports fournis à l’AED lors de ses voyages de recherche, la plupart des Peuls qui causent des problèmes au Nigéria semblent être originaires des pays voisins.

La route de transhumance des bergers peuls va du lac Tchad au nord-est à la région de Lagos au sud-ouest, traversant le pays en diagonale. Selon les circonstances – saison, déroulement des récoltes, état des cultures et nombre de têtes de bétail – des conflits graves se produisent, spécialement dans les Etats de Plateau, Taraba et Benue, peuplés majoritairement d’agriculteurs chrétiens.

Il est difficile de savoir dans quelle mesure l’islamisme et le djihad jouent un rôle dans cette violence. Les partenaires de l’AED parlent d’un « projet caché » du fait que les Peuls ont envahi les terres de fermiers majoritairement chrétiens, tuant, violant, blessant, et ravageant les villages et les villes, provoquant ainsi un départ massif de chrétiens qui voient leur vie et leur avenir en danger.

3.3.2. Dimension politique et ethnique

Le problème est encore compliqué par l’absence quasi-totale de réaction politique. L’inaction du gouvernement fédéral fait l’objet de nombreuses plaintes. Le fait que le président du Nigeria [en 2023.NDLR], Muhammadu Buhari, soit un Fulani, a suscité des soupçons et même des accusations d’incapacité à condamner et à poursuivre les attaques systématiques des milices peules.

L’audace avec laquelle ils se déplacent dans tous les coins du Nigéria à la recherche de pâturages pour leur bétail est inégalée, et ils empiètent régulièrement sur des terres agricoles dans tout le pays, bien armés, et agissent en toute impunité. L’absence de poursuites sérieuses renforce la conviction qu’ils bénéficient du soutien du gouvernement fédéral. Il n’y a pas de preuve concluante que c’est le cas.

Mais le manque de volonté pour mettre fin à ces crimes rend difficile de convaincre de nombreux Nigérians qu’il n’y a pas de lien entre la nomination unilatérale de fonctionnaires et l’absence de poursuites contre les auteurs de ces crimes et ce qui semble être un massacre sélectif des chrétiens. C’est d’ailleurs la conviction de nombreux évêques du Nigéria.

Le sentiment d’injustice et de frustration des victimes – dû à l’impunité des auteurs – est immense et, dans certaines parties du pays, des groupes d’autodéfense ont été créés. Ce facteur complique encore le conflit, mais il est considéré comme la seule solution pour mettre fin aux attaques violentes des bergers peuls dans de nombreux endroits. 

3.3.3 Entre propagande et silence

En raison du nombre considérable et de la dimension des conflits dans lesquels les personnes de l’ethnie Fulani sont impliquées, l’Index mondial du terrorisme les présente comme un groupe terroriste ethnique. Il faut noter les points suivants.

D’un côté, des organisations se sont plaintes que les rapports ont tendance à ignorer la violence contre les communautés Fulani, fréquente dans le centre et le nord du Nigéria. Ainsi, la plupart des rapports des médias et des ONG parlent de « violence entre les éleveurs et les communautés agricoles » et décrivent le problème comme des affrontements entre deux parties égales.

C’était peut-être le cas à l’origine, mais les victimes sont aujourd’hui principalement des agriculteurs. Les pertes et les dommages ne sont pas comparables. Des villages entiers ont été détruits, des terres brûlées et de nombreuses personnes ont dû fuir. L’Etat de Benue compte à lui seul 2 millions de personnes déplacées, pour la plupart des agriculteurs.

De 2017 à début mai 2020, 654 attaques ont été perpétrées contre des agriculteurs chrétiens : des Peuls ont tué 2 539 individus, en ont blessé plus de 393, ont enlevé plus de 253 personnes, ont violé 16 femmes et filles, et ont détruit 7 582 maisons et 24 églises.

De l’autre côté, il est également erroné de stigmatiser un groupe ethnique entier. L’animosité s’est accrue à l’égard des Fulani, et il est facile de désigner les bandes de bandits du nord-ouest du pays, souvent composées de Fulani, comme des « extrémistes fulani » et non comme des « bandits », alors que lorsque la violence est le fait de criminels appartenant à d’autres groupes ethniques.