Le Père La Colombière (3)
Le Père La Colombière et sainte Marguerite-Marie
A l’occasion du Jubilé pour le 350e anniversaire des apparitions de Paray-le-Monial, FSSPX.Actualités consacre plusieurs articles à approfondir la dévotion au Sacré-Cœur. La vie du Père La Colombière, qui fut un soutien déterminant pour sainte Marguerite-Marie, permet de se plonger davantage dans ce mystère de charité. Ce dernier article poursuit le portrait spirituel du Père.
Ebauche de portrait – itinéraire spirituel (suite)
De Paray-le-Monial à Londres – La retraite de 1677
Ces dispositions, alliées à un discernement très sûr, font de lui un instrument de choix pour guider sainte Marguerite-Marie et propager la dévotion au Sacré-Cœur, qui n’invite pas à autre chose qu’à la générosité dans la réparation, à l’humilité et à une infinie confiance dans la miséricorde divine.
Pour mesurer le progrès accomplit durant les années qui suivirent la retraite de Trente Jours, il faut lire les notes de sa retraite de Huit Jours, suivie en 1677. On y retrouve les mêmes caractéristiques, mais dans une âme plus apaisée, plus souple. Sa vie intérieure s’est simplifiée. L’habit de la sainteté qu’il avait revêtu lui est plus ajusté… Le Sacré-Cœur est passé par là.
D’abord, sa tendance à la vaine gloire s’est estompée : « Je ne sens plus autant de passion pour la vaine gloire. C’est un miracle que Dieu seul pouvait faire. Les emplois éclatants ne me touchent plus comme ils le faisaient autrefois. » Même s’il avoue qu’il n’y est encore « que trop sensible » (ce ne serait pas, sinon, son défaut dominant !)
Sa générosité s’est orientée d’une manière particulière vers le culte du Sacré-Cœur et du Saint Sacrement. Il brûle de convertir les anglicans, de les tourner vers la Sainte Eucharistie, et de répandre la dévotion au Cœur de Jésus.
« Je me suis fait une loi de procurer par toutes les voies possibles l’exécution de ce qui me fut prescrit de la part de mon adorable Maître, à l’égard de son précieux corps dans le Saint Sacrement, où je le crois véritablement et réellement présent. Touché de compassion pour ces aveugles qui ne veulent pas se soumettre à croire ce grand et ineffable mystère, je donnerai volontiers mon sang pour leur persuader cette vérité que je crois et que je professe. [1] »
Parlant du message de Paray-le-Monial qu’il a à divulguer, il s’écrie : « Que ne puis-je, mon Dieu, être partout et publier ce que vous attendez de vos serviteurs et de vos amis. [2] »
La défiance de lui-même est toujours là, qui le garde dans l’humilité : « J’ai encore eu des sentiments d’une grande confusion sur ma vie passée ; une persuasion très forte et très claire du peu, du rien que nous contribuons à la conversion des âmes, une vue très distincte de mon néant. [3] »
Mais à présent, plus de trouble dans cette humilité : « J’ai grand’pitié de moi-même, mais je ne mets point en colère, je ne m’impatiente point : qu’y ferai-je ? Je demande à Dieu qu’il me fasse connaître ce que je dois faire pour son service et pour me purifier. [4] »
Cette paix dont il jouit lui vient de l’Espérance qu’il a plus forte : « Il me semble que j’ai trouvé un grand trésor, si j’en sais faire mon profit : c’est une ferme confiance en Dieu, fondée sur sa bonté infinie, sur l’expérience que j’ai qu’il ne manque point dans nos besoins. (…) C’est pourquoi je suis résolu de ne donner point de bornes à ma confiance et à l’étendre à toutes choses. [5] » C’est tout un long passage qu’il faudrait ici citer comme un cri d’Espérance.
Générosité, humilité et confiance ; ces dispositions d’âme, il les résume lui-même vers la fin de cette retraite : « Voici des mots qui ne se présentent jamais à mon esprit que la lumière, la paix, la liberté, la douceur et l’amour, ce me semble, n’y entrent en même temps : simplicité, confiance, humilité, délaissement entier, nulle réserve, volonté de Dieu, mes Règles. [6] »
L’acte de confiance en Dieu
Des années londoniennes date également le célèbre acte de confiance en Dieu, qui est en fait la péroraison d’un sermon ; en le lisant, on se rappellera les tentations de désespoir auquel le Père La Colombière a été sujet : sa confiance n’a rien d’un optimisme béat.
« Les autres peuvent attendre leur bonheur ou de leurs richesses ou de leurs talents ; les autres s’appuient ou sur l’innocence de leur vie, ou sur la rigueur de leurs pénitences, ou sur le nombre de leurs aumônes, ou sur la ferveur de leurs prières : Tu, Domine, singulariter in spe constituisti me.[7] Pour moi, ma confiance, c’est ma confiance même. Cette confiance ne trompa jamais personne : Nullus, nullus speravit in Deo et confusus est.[8]
« Je suis donc assuré que je serai éternellement heureux, parce que j’espère fermement de l’être et que c’est de vous, ô mon Dieu, que je l’espère : In te, Domine, speravi, non confundar in aeternum.[9] Je connais, hélas ! je connais que trop que je suis fragile et changeant ; je sais ce que peuvent les tentations contre les vertus les mieux affermies ; j’ai vu tomber les astres du ciel et les colonnes du firmament.
Mais tout cela ne peut m’effrayer tandis que j’espérerai ; je me tiens à couvert de tous les malheurs ; et je suis assuré d’espérer toujours, parce que j’espère encore cette invariable espérance. Enfin, je suis sûr que je ne puis trop espérer en vous et que je ne puis avoir moins que ce que j’aurai espéré de vous.
« Ainsi j’espère que vous me tiendrez dans les penchants les plus rapides, que vous me soutiendrez contre les plus furieux assauts, et que vous ferez triompher ma faiblesse de mes plus redoutables ennemis. J’espère que vous m’aimerez toujours, et que je vous aimerai aussi sans relâche ; et pour porter tout d’un coup mon espérance aussi loin qu’elle peut aller, je vous espère vous-même de vous-même, ô mon Créateur, et pour le temps et pour l’éternité. »
L’acte d’offrande au Sacré-Cœur de Jésus
On ne sait pas exactement de quand date son acte d’offrande au Sacré-Cœur. Dans ses Ecrits Spirituels, il est placé à la fin de la retraite de 1677. Toujours est-il qu’on y retrouve encore cette triple attitude. Il commence par exposer les raisons de cette consécration : on retrouve-là son zèle ardent à se donner.
« Pour réparation de tant d’outrages et de si cruelles ingratitudes, ô très adorable et très aimable Cœur de mon aimable Jésus, et pour éviter autant qu’il est en mon pouvoir de tomber dans un semblable malheur, je vous offre mon cœur, avec tous les mouvements dont il est capable, je me donne tout entier à vous. [10] »
Si nous ne pouvons pas tout citer, il est impossible de passer outre la fin de cette consécration, où – au risque de se répéter – se rejoignent en un seul jet particulièrement émouvant, la générosité, l’humilité et la confiance :
« Sacré-Cœur de Jésus, apprenez-moi le parfait oubli de moi-même, puisque c’est la seule voie par où l’on peut entrer en vous. Puisque tout ce que je ferai à l’avenir sera à vous, faites en sorte que je ne fasse rien qui ne soit digne de vous. Enseignez-moi ce que je dois faire pour parvenir à la pureté de votre amour, duquel vous m’avez inspiré le désir.
« Je sens en moi une grande volonté de vous plaire et une grande impuissance d’en venir à bout sans une grande lumière et un secours très particulier que je ne peux attendre que de vous. Faites en moi votre volonté, Seigneur ; je m’y oppose, je le sens bien ; mais je voudrais bien, ce me semble, ne m’y opposer pas.
« C’est à vous à tout faire, divin Cœur de Jésus-Christ ; vous seul aurez toute la gloire de ma sanctification, si je me fais saint ; cela me paraît plus clair que le jour ; mais ce sera pour vous une grande gloire, et c’est pour cela seulement que je désire la perfection. Ainsi-soit-il. »
La consommation du sacrifice
Le Père La Colombière s’est donc offert totalement… Il ne reste plus à Dieu qu’à le prendre et à ratifier son sacrifice. Quelques années avant son emprisonnement, alors que rien ne permettait de soupçonner ce qui allait lui arriver, – c’était quelques semaines après la Retraite de Trente Jours, le 3 décembre 1674, fête de saint François-Xavier – il avait eu une prémonition, que l’on pourrait qualifier de prophétique :
« Tout d’un coup, il s’est fait un grand jour dans mon esprit ; il me semblait me voir couvert de chaînes, et traîné dans une prison, accusé, condamné, parce que j’avais prêché Jésus crucifié et déshonoré par les pécheurs. J’ai, en même temps, conçu un grand désir du salut des misérables qui sont dans l’erreur ; il me semblait que je donnerais volontiers jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour tirer une seule âme de l’enfer ! (…)
« Je sens, je ne sais si je me trompe, mais il me semble que Dieu me prépare des maux à souffrir. Envoyez-les ces maux, mon aimable Sauveur [11] ! » Ce n’étaient pas de vains mots : l’épreuve le gardera toujours dans la paix et dans la joie.
On sait ce qu’il aura à souffrir dans le « Pays des Croix » (ainsi appelait-il l’Angleterre – que nos amis d’outre-Manche ne nous en veuille pas de rappeler cette dénomination !) : la trahison, l’emprisonnement et la maladie. Une lettre écrite quelques semaines plus tard nous indique avec quelle paix il traverse cette épreuve :
« Je serais bien long… si je vous disais toutes les miséricordes que Dieu m’a faite en chaque point et presque à chaque moment. Ce que je puis vous dire, c’est que je ne me suis jamais trouvé aussi heureux qu’au milieu de cette tempête.[12] » De retour en France, c’est l’humiliation, l’inutilité, puis la mort. Par une lettre du mois de mars 1679, envoyée de Lyon, on apprend quel est son sacrifice :
« Je suis ici depuis le onze de ce mois. (…) Si la Providence me rappelle au pays des croix, je suis tout disposé à partir ; mais notre Seigneur m’enseigne, depuis quelques jours, à lui faire un sacrifice encore plus grand, qui est d’être résolu à ne rien faire du tout, si c’est sa volonté, à mourir au premier jour, et éteindre, par la mort, le zèle et le désir que j’ai de travailler à la sanctification des âmes, ou bien de traîner en silence une vie infirme et languissante, n’étant plus qu’une charge inutile dans toutes les maisons où je me trouverai. [13] »
Dans une lettre de l’été 1680, à Marguerite-Marie, on lit sa reconnaissance de ce que la maladie lui permet encore de se purifier : « Remerciez Dieu, s’il vous plaît, de l’état où il m’a mis. La maladie était pour moi chose absolument nécessaire ; sans cela, je ne sais ce que je serai devenu ; je suis persuadé que c’est une des plus grandes miséricordes que Dieu ait exercées sur moi.[14] »
Dans une autre lettre, datant sans doute de 1682, il confie : « Depuis que je suis malade, je n’ai appris autre chose si ce n’est que nous tenons à nous-même par bien des petits liens imperceptibles ; que si Dieu n’y met la main, nous ne les rompons jamais ; nous ne les connaissons même pas ; qu’il n’appartient qu’à lui de nous sanctifier ; que ce n’est pas une petite affaire de désirer sincèrement que Dieu fasse tout ce qu’il faut faire pour cela ; car nous, nous n’avons ni assez de lumière ni assez de force. [15] »
Il est difficile de ne pas voir dans cet aveu un écho de son acte d’offrande où il confiait à Dieu l’œuvre de sa sanctification ; la réponse de Dieu n’a donc pas fait défaut.
On ne résiste pas à rapporter cet échange de saints, dont le candide héroïsme nous fait sourire… Sainte Marguerite confie au Père Claude qu’elle est sur le point de ne plus prier pour sa guérison, voyant que plus elle priait, plus mal il se portait.
Espérant tout de même un regain de santé, le Père répond : « Dieu pourrait bien me renvoyer la santé pour me punir du mauvais usage que je fais de la maladie. [16] » Cependant, Dieu ne l’a point « puni » en lui rendant la santé… Quelques mois plus tard, le Père La Colombière rend sa belle âme à Dieu. Nul doute que son sacrifice ait largement participé à l’irrésistible propagation de la dévotion au Sacré-Cœur.
Harmonie des saints
Les saints ont tous exécuté d’une manière qui leur est propre la partition évangélique composée par Notre-Seigneur. Il y a néanmoins des courants, des écoles et des influences, et il est intéressant, pour conclure ces quelques considérations, de souligner certaines harmoniques et, par-là, l’unité profonde qui existe entre les saints.
Indéniablement, le Père La Colombière est fils de saint Ignace. Les Exercices Spirituels ont une place prépondérante dans son progrès spirituel, et il suit avec une rigoureuse fidélité, tant les règles de la Compagnie de Jésus (ce dont il a même fait vœu) que les annotations de retraite.[17]
Le Père jésuite André Ravier, dans son Introduction des Ecrits Spirituels, donne cet éloge : « Les textes du Père La Colombière, que nous publions, sont, sans aucun doute, une des expressions les plus pures qui nous soient données de la spiritualité ignatienne. [18] » On retrouve bien, chez le Père La Colombière, l’âme de feu de son fondateur.
Evoquons l’étroite proximité avec sainte Marguerite-Marie, et par elle, son lien avec l’ordre de la Visitation. On pourrait ici comparer les conseils, et les lettres de direction de saint François de Sales et du Père La Colombière, mais il serait nécessaire de mieux les connaître l’un et l’autre. Sans doute y verrait-on plus d’une ressemblance, tant dans l’onction de la forme, que dans la prudence et la discrétion du fond.
Il est enfin une affinité profonde que l’on se plaît à relever : celle entre le Père La Colombière et sainte Thérèse de Lisieux. Elle se fonde sur leur profonde humilité et leur inébranlable Espérance. Contentons-nous, pour terminer, de citer une phrase de l’un et de l’autre dont il n’est pas facile de reconnaître l’auteur, tant elles sont semblables :
« Je ne goûte point de pareille joie à celle de découvrir en moi quelque nouvelle infirmité qui s’était cachée à moi jusqu’à cette heure. »
« Je ne m’afflige pas en me voyant la faiblesse même. Au contraire, c’est en elle que je me glorifie, et m’attends chaque jour à découvrir en moi de nouvelles imperfections. Je l’avoue, ces lumières sur mon néant me font plus de bien que des lumières sur la Foi. »
[1] Ibidem, p 164.
[2] Ibidem, p 165.
[3] Ibidem, p 169.
[4] Ibibem, p 170.
[5] Ibidem, p 163.
[6] Ibidem, p 170.
[7] Vous, Seigneur, m’avez fermement établi dans l’espérance.
[8] Nul n’a espéré en Dieu et n’a été confondu.
[9] En vous Seigneur, j’espère, et je ne serai pas confondu pour l’éternité.
[10] Ibidem, p 174.
[11] Ibidem, p 139.
[12] Lettre à un Jésuite, janvier 1879, citée par Guitton, p 574.
[13] Lettre à la Mère de Saumaise, citée par Guitton, p 603.
[14] Lettre à Sainte Marguerite-Marie, citée par Guitton, p 633.
[15] Cité par Guitton, p 649.
[16] Rapporté par Guitton, p 647.
[17] Règlement des Exercices de Saint Ignace.
[18] Ecrits Spirituels, Introduction, p 7.
(Source : Marchons Droit – FSSPX.Actualités)
Illustration : La Porte Latine