Le Père Roger-Thomas Calmel 1914-1975 (1)

Source: FSSPX Actualités

A l’occasion des 50 ans de la mort du Père Calmel, FSSPX.Actualités propose un article publié en 2013 dans le Courrier de Rome : « Un fils de saint Dominique au XXe siècle. Il fut un sage. »

La vie ? La vie, c’est militiacertamenbeatitudo

A la veille de sa mort survenue le 3 mai 1975, le Père Roger-Thomas Calmel donnait de la vie, de la vie chrétienne, de sa propre vie, cette splendide définition.

Et quelques mois auparavant, le dominicain, épuisé par ses courses apostoliques et profondément meurtri par la crise qui ébranlait son Ordre, sa patrie la France, la Sainte Eglise et toute la chrétienté, avait écrit :

« Pour le soldat, le sacrifice de la vie est accepté d’avance comme inséparable de la défense héroïque de la patrie charnelle et des biens spirituels qu’elle porte; pour le prêtre, la solitude possible, la disgrâce, la mort sont acceptées d’avance comme inséparables de la fonction de ministre de la parole de Dieu et de ses sacrements; car cette dispensation exige la fidélité à la Tradition et le refus d’entrer en complicité avec le système moderne de destruction, fidélité et refus qui vont jusqu’à la mort », Père Jean-Dominique Fabre, Le père Roger-Thomas Calmel, édit Clovis, 2012, p. 604.

Ces mots mettent en un relief saisissant l’état de mobilisation constant (militia), la lutte intrépide et farouche (certamen) qui caractérisèrent la vie de ce fils de l’Eglise en un temps d’épreuve. Car sur les champs de bataille du XXsiècle, ce nouveau champion de la foi, cet athlète du Seigneur, affronta la Révolution sous toutes ses formes.

Ses écrits, ses articles, ses conférences, ses prédications, ses lettres… furent la participation au combat d’un soldat, certes, mais plus encore d’un fils de lumière, qui luttait les yeux fixés sur l’éternité, le cœur enraciné dans la Patrie (beatitudo).

Et, de même que saint Dominique est représenté comme un chien qui parcourt le monde une torche enflammée en sa gueule, de même, le Père Calmel a fourbi ses armes dans l’étude et la prière, il a entretenu et alimenté la flamme de la vie théologale et, ainsi armé, il a brandi le glaive incandescent de la Vérité pour éclairer et réchauffer les âmes qui se confiaient à lui: prêtres et religieux, fidèles ébranlés par l’épreuve, familles, mouvements divers, tous ont pu trouver en lui le réconfort qu’ils attendaient.

C’est pourquoi, au terme de 34 années d’apostolat, il pouvait rendre de lui-même ce témoignage : « Je ne suis ni évêque, ni cardinal. Je suis un frère prêcheur qui a reçu grâce de prêcher la foi et de dénoncer l’hérésie » (p. 513).

Cet esprit apostolique se manifeste à toutes les pages de la biographie que le Père Jean-Dominique Fabre consacre à l’humble et grand dominicain. En les parcourant, nous découvrons un guide lumineux qui continue d’éclairer les âmes sur leurs routes d’exil, parce qu’il fut un sage ; un sage qui a goûté la vérité, un sage qui sut mettre l’ordre et la paix au milieu de la confusion, un sage qui parla haut et fort pour la défense des droits de Dieu et de l’Église, pour le salut des âmes égarées ou abandonnées.

I. Le sage goûte la vérité (ou goûter la vérité)

Dans un article d’Itinéraires paru en 1967, le Père Calmel écrivait : « La loi du contemplatif est de regarder le Seigneur sans détourner la tête et de laisser prendre sa vie par lui, courageusement. La loi de l’apôtre est de regarder le Seigneur et d’apprendre de lui à regarder les âmes à sauver. La loi de l’apôtre est encore de donner sa vie au Seigneur en la donnant pour les âmes dont il a la charge », (p. 415).

En ces mots, nous retrouvons comme un écho de l’expression de saint Thomas d’Aquin, devenue l’une des devises de son Ordre car elle en indique la fin propre et spéciale : Contemplari et contemplata, in oratione videlicet ac studio, aliis tradere (Contempler et transmettre aux autres ce que l’on a contemplé dans la prière et dans l’étude).

Primauté de la contemplation, indissociablement unie à la compassion et au zèle pour les âmes : n’est-ce pas ce qui avait conquis le jeune Abbé Roger Calmel, lorsqu’en 1936 il quittait le Séminaire Pie XI de Toulouse pour le Noviciat dominicain de Saint-Maximin ? N’est-ce pas aussi ce qu’il admirait toujours plus en l’âme de son Père saint Dominique ? Lui-même s’en expliquera dans un texte de 1952 :

« Le patriarche de notre Ordre, le premier des frères prêcheurs, saint Dominique, était au plus haut degré un homme de prière, un prêtre de Dieu qui débordait de prière. Pourquoi cette intensité de supplication et de contemplation ? Parce que cet homme vraiment apostolique avait à un degré exceptionnel la dilection de Jésus-Christ, le sentiment de la détresse de l’Eglise au XIIIsiècle, le sentiment du prix des âmes et du danger de la damnation éternelle auquel les exposait la peste de l’hérésie. Quid fient peccatores ?, (p. 101).

1. Le recueillement d’un sage

Pour qui prend connaissance de la vie et des écrits du Père Calmel, il est indéniable que cette admiration pour saint Dominique fut agissante, efficace : son recueillement, entendu comme « une des lois premières de l’amour; […] le souvenir du Bien-Aimé humble et adorant, la remise à son bon plaisir confiante et sans condition » (p. 415), ne cessa de croître d’année en année, depuis ces premiers appels à une sainteté exceptionnelle, à une union intime avec le Seigneur, perçus à l’âge de 15 ans, jusqu’à sa mort.

Et les épreuves dues à une santé extrêmement fragile, mais surtout aux condamnations et sanctions de certaines autorités romaines qui le frappèrent dès 1954, à la méfiance ou à l’incompréhension qu’il rencontra au sein même de son Ordre tant aimé, à sa mise à l’écart et à ce qu’il appelait sa « relégation sociologique », à la trahison des pasteurs et des âmes consacrées, à l’abandon des frères d’armes, à la détresse des fidèles, lui furent autant d’occasion de grandir dans l’amour, le silence, l’abandon.

Telle était d’ailleurs l’orientation qu’il voulait donner à sa vie sacerdotale lorsqu’en 1952 il inscrivait au dos de son image d’ordination : « L’âme de l’apostolat, ce qui lui donne son efficacité, c’est l’immolation de l’apôtre, sa configuration au Seigneur qu’il annonce »,(p. 126).

Et en pleine tourmente, en 1969, alors qu’il venait de relire le Discours après la Cène au jour anniversaire de son ordination, conformément à la recommandation de l’évêque qui l’avait ordonné, il notait : « Les paroles sur le Saint-Esprit, son action dans nos âmes et dans l’Eglise sont belles à pleurer et doivent me garder rassuré, courageux, vaillant.

« C’est vrai que, assez souvent, je ne sais pas bien ce que j’ai à faire comme manifestation d’apostolat dans la situation présente de l’Eglise ; mais l’Esprit qui nous a été donné m’enseignera sur ce point également, puisqu’il m’enseigne sur le point infiniment plus important, d’où tout procède : la connaissance amoureuse des mystères divins », (p. 386-387).

2. Une étude assidue

Une telle connaissance amoureuse des mystères divins suppose en outre une étude assidue. Roger Calmel s’y adonna avec une ardeur acharnée et un sérieux étonnamment précoce aux dires de ses anciens condisciples du petit séminaire de Bon-Encontre, à Agen. Il la poursuivit avec calme et persévérance sa vie durant, selon la méthode théologique reçue à Saint-Maximin et dont il parlera en ces termes aux moines de Maylis en 1964 :

« La théologie cherche à pénétrer le donné de la foi… Elle part des principes qui ne sont autres que les articles de la foi, par une intelligence de fidèle convenablement armé… Donc réflexion sur le donné de la foi et par une intelligence de croyant qui a le sens de l’être, – par suite une intelligence armée par la philosophie traditionnelle de l’être (la philosophie d’Aristote et le thomisme). »

Et d’ajouter : « Avoir le sens de la transcendance des mystères, donc accepter le raisonnement par analogie », (p. 88-89). Dans cette même causerie, il s’exclamait : « Naturellement, j’ai un maître : saint Thomas. Je ne suis pas quelqu’un qui invente la théologie ! Je suis un disciple. »

Nul doute que cette fidélité enthousiaste au réalisme contemplatif thomiste donna sa cohérence et sa force à la pensée du Père Calmel, selon cette analyse d’un lecteur d’Itinéraires, Nicolas Dehan : « Par sa parole et par ses écrits, il était une vraie lumière qui traçait un chemin net qui confortait les esprits: la logique de son analyse, la lucidité de son jugement, la force de son écriture, l’intrépidité de son action suscitaient l’admiration et emportaient l’adhésion des rares individus en quête de certitude.

« Sa sagacité intellectuelle lui conférait la claire vision en tous les domaines, sur les pensées, les actes, les gestes qui font ou défont l’ordre voulu par Dieu sur la société. Il jugeait les événements et les actes politiques avec la précision de saint Thomas. »

Et le directeur de la revue, Jean Madiran, témoigne de son côté : « La théologie, la liturgie, les constitutions de l’ordre dominicain ne lui étaient pas un guide ou un règlement, mais une nourriture intérieure. Auprès de nous, il a rempli la tâche de frère prêcheur, fils de saint Dominique, disciple de saint Thomas, prêtre de Jésus-Christ, apôtre du Rosaire », (p. 237).

3. Une compassion agissante pour les âmes

Fils de saint Dominique, il le fut enfin et inséparablement, par son amour des âmes : Quid fient peccatores ? Que vont devenir les pêcheurs ?

Les pêcheurs, c’était ces chrétiens déçus, abusés, abandonnés et qui erraient comme des brebis qui n’ont pas de pasteurs. Le Père Calmel souffrait de voir les âmes des petits, des faibles, des enfants, devenir la proie du diable et de ses suppôts. Commentant pour les Dominicaines enseignantes de Toulouse la leçon des Complies, tirée de la deuxième épître de saint Pierre : « Votre adversaire le diable vous entoure comme un lion cherchant qui dévorer », il précisait :

« C’est surtout autour de vos enfants qu’il rôde. […] A l’heure où je parle, entre chien et loup, le spectacle des rues de Toulouse… si ce n’est pas le diable qui rôde, qui est-ce alors ? (…) Combien d’entre elles sont protégées et formées par leur famille pour grandir ? », (p. 157-158).

Au cours de ses prédications, l’apôtre ne pouvait que déplorer la décadence du peuple chrétien et le mettre en garde contre les dangers qui l’environnaient : « Ici, écrit-il de Biarritz en 1964, deux jours de confession m’auront montré une fois de plus l’incroyable détresse des âmes et la fragilité des conversions ; car les jeunes, ou même ces jeunes ménages qui sont revenus […] vivent tous dans un milieu qui tue les âmes », (p. 317).

Et lors de son dernier voyage apostolique dans les « marches de l’Est » en avril 1975, il confia cette douloureuse intention à l’une de ses fidèles dirigées : « Priez pour les âmes à qui j’ai refusé l’absolution »,(p. 604).

Le Père Calmel insistait avec une gravité particulière sur le péril que courraient les âmes, dans une lettre de janvier 1971 : « Jésus est en agonie dans son Eglise pouvons-nous dire à l’heure actuelle. Nous veillerons donc avec l’Eglise en agonie – assurés qu’elle est bien la même Église et que nous avons à être toujours plus généreux, chacun à notre poste, pour vivre d’elle et vivre en elle ; c’est comme cela que nous tiendrons compagnie à Jésus dans son agonie », (p. 468-469).

Dès 1950, il avait parlé de scandale organisé, constaté l’horreur inhumaine qui s’installait sur les ruines de la civilisation, et comparé l’heure présente aux assauts des barbares au Ve siècle, ou à la famine qui menaçait la veuve de Sarepta. Et il concluait en faisant allusion à cet épisode de l’Ancien Testament : « Puisqu’il nous reste encore une poignée de farine et une fiole d’huile et que nous avons assez de force pour ramasser un peu de bois sec, nous préparerons le repas pour ceux qui nous sont chers et pour les hôtes de passage », (p. 157).

C’est pourquoi il n’hésita pas à répondre à l’appel tacite ou explicite des chrétiens menacés, désarmés, délaissés. Il s’en expliquait ainsi : « Un certain nombre de laïcs, dans les ténèbres présentes, n’acceptent pas d’être dupes, se rendent compte que le diable veut les embrouiller et démolir l’Eglise, sont décidés à la lutte. Or ils ne trouvent pour ainsi dire pas de prêtre, sinon qui ait échappé au courant progressiste, du moins qui ait le courage et la force de montrer qu’ils ont échappé à ce courant.

« Quand ils en découvrent un, ils sont réconfortés, ravis, et bien disposés pour l’écouter. » Et il concluait avec autant de simplicité que de réalisme : « Je suis un de ces prêtres me semble-t-il. J’essaierai de répondre à leur attente », (p. 347). Et il le fit avec une délicatesse, une patience dont témoigne son abondante correspondante ; se penchant sur chaque âme en particulier, il encourageait, admonestait, bénissait, conseillait tour à tour, mais toujours avec force et bonté.

Et si sa plume ne chômait pas, que dire de son ministère qui le fit se dépenser sans compter tour à tour à Toulouse, à Marseille, à la Sainte Baume, à Montpellier, à Sorèze, à Biarritz, à Prouilhe, à Toulon et même en Espagne, au gré de ses obédiences, dont la dernière fut la maison de Saint-Pré où se regroupèrent avec ses encouragements les Sœurs du Saint Nom de Jésus qui souhaitaient demeurer « fidèles envers et contre tout à la Messe et à la liturgie traditionnelle, à l’état religieux dominicain, à la conception thomiste de l’école », pour reprendre ses propres expressions.

Il répondit aussi aux appels de plus en plus fréquents de ces chrétiens désemparés de Lorraine ou de Bourgogne, de Bretagne, du Languedoc ou de Provence, et vint réconforter et armer bien des communautés religieuses : les bénédictins de Fontgombault, les olivétains de Maylis, les dominicaines de Pontcallec… reçurent ainsi ses visites et purent bénéficier de ses lumières.

Outre des missions rurales ici et là, nous le voyons assurer la prédication de la messe du Xcongrès annuel de la Cité Catholique en 1960, inaugurer un cercle d’étude à Toulouse sous le patronage de saint Thomas d’Aquin en 1965, prêcher la retraite de la semaine sainte aux séminaristes d’Ecône en 1974…

Ces quelques indications permettent de se faire une idée de son zèle que n’arrêtaient pas la fatigue de son corps malmené et la faiblesse de sa constitution. Vraiment, il en fut de cette âme de feu comme de son père saint Dominique envoyé sur les routes de la chrétienté d’alors : Va et prêche !

Les pécheurs sur lesquels il pleurait avec une douleur particulière sont certainement les âmes consacrées qu’il voyait s’éloigner de la sainteté de leur vocation. Les transformations liturgiques auxquelles il assista, impuissant, dans son vicariat de Prouilhe, lui arrachèrent ce cri de douleur :

« Celui que j’adore dans ce tabernacle si mesquin – pardon, Seigneur pour ces sœurs aveuglées – c’est le même qui est à la droite du Père […] O Seigneur, comment se fait-il que les prêtres et les vierges qui vous sont consacrés diminuent et suppriment les marques d’adoration ? Donnez-leur de croire et d’aimer », (p. 457).

Envers ces âmes, il alliait une lucidité sans fard à une inépuisable miséricorde. C’est ainsi qu’il constatait en 1966 : « Péché mortel chez bien des prêtres (réguliers et séculiers), chez bien des sœurs : du moins je le crains ; comment cet état d’une âme durcie, desséchée – occupée à nuire et ne voulant pas la lumière – comment cet état ne serait pas péché mortel ? – Et pourquoi des pères ou des sœurs en viennent-ils à ce point ? Parce qu’un moment ils ont faussé compagnie à la lumière », (p. 346).

Nulle dureté pourtant dans ses propos, mais une immense compassion, visible dans cette lettre datant de la même époque : « Je n’ai pas de mauvais sentiments envers ces prêtres illusionnés : je prie pour eux ; mais je ne pense pas pouvoir les atteindre – sauf exception » (p. 347).

L’apostolat du Frère Prêcheur fut bien le fruit de cette souffrance : comment en effet aurait-il pu aspirer pour lui-même à une union grandissante avec le Bien-Aimé et accepter sans réagir que l’Amour ne soit pas aimé, que les âmes se perdent, que la société se défasse ? Son apostolat intense, militant, fut une protestation d’amour et de fidélité, le fruit de sa charité pour Dieu qui s’épanouit en charité pour les âmes.