Léon XIV et le mille-feuille russe

Le président Vladimir Poutine et le pape Léon XIV
Cela faisait trois ans que le successeur de Pierre et le maître du Kremlin ne s’étaient plus parlé au téléphone. Aussi, l’appel téléphonique du 4 juin 2025 entre le président russe Vladimir Poutine et le pape Léon XIV est tout sauf anodin et s’inscrit dans une nouvelle étape des relations entre le Vatican et Moscou, marquée par l’arrivée du nouveau pontife.
Faut-il parler d’évolution des relations entre la Russie et le Saint-Siège ? Antoine Arjakovsky, codirecteur du pôle « Politique et religions » du Collège des Bernardins et spécialiste du christianisme en Ukraine et en Russie, n’hésite pas à franchir le pas.
Interrogé par l’hebdomadaire La Vie, l’expert souligne « qu’il y a une volonté nouvelle, avec le pape Léon XIV, de s’engager dans la résolution du conflit et de prendre le sujet à bras-le-corps. Le pape François avait encouragé à la prière et avait aussi œuvré à la médiation concernant les enfants ukrainiens déportés en Russie. Mais son successeur manifeste une approche encore plus incarnée. »
D’ailleurs, d’après ses premières déclarations, le nouveau pontife romain a été plus tranché que son prédécesseur sur l’existence dans ce conflit d’un agressé et d’un agresseur : « Il reprend une vision de la doctrine de la “guerre juste”, qui ne défend pas le principe de la guerre : elle la dénonce comme un mal, mais en proposant d’en sortir par des moyens justes », avance Antonie Arjakovsky.
C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le compte-rendu publié par la Salle de presse du Vatican après l’appel du 4 juin dernier, soulignant que le pape Léon XIV avait exhorté la Russie à faire un pas vers la paix : une position cohérente avec son analyse du conflit, où la Russie porte la responsabilité de mettre fin aux hostilités.
De son côté, le Kremlin a offert sa propre lecture de l’entretien, révélant les priorités de Poutine. D’abord, il est réaffirmé que la Russie privilégie une résolution politique et diplomatique, mais uniquement si les « causes profondes » du conflit, attribuées à l’Occident, sont éliminées. C’est la position de Moscou qui rejette la responsabilité de la guerre sur l’OTAN et l’Ukraine.
Ensuite, le communiqué dénonce les actes de « terrorisme » de l’Ukraine, notamment des attaques contre des infrastructures russes, actions qui entraînent des représailles, concrétisées par l’intensification des bombardements sur des villes ukrainiennes. Cela suggère que l’appel visait aussi, pour le Kremlin, à justifier les actions militaires russes auprès d’une figure morale comme le pape.
Enfin, Moscou explique que Vladimir Poutine a salué la « disponibilité » du Vatican à contribuer à résoudre les questions humanitaires, notamment l’échange de prisonniers et le rapatriement d’enfants ukrainiens déportés en Russie. Cependant, le Kremlin a passé sous silence la proposition vaticane de mai, d’accueillir des négociations de paix au Vatican.
Une offre rejetée par le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, et surtout par le patriarcat de Moscou, qui a qualifié l’idée d’inadaptée, invoquant des raisons historiques : pour l’orthodoxie russe, Moscou est la « troisième Rome » depuis la chute de Constantinople en 1453 et de Rome en 476, et on ne saurait faire un tel honneur à la Rome actuelle.
Le patriarcat orthodoxe de Moscou, dirigé par le patriarche Kirill, s’oppose fermement à toute implication du Vatican dans les négociations de paix. Plus pragmatique, Vladimir Poutine a pris soin de transmettre les vœux de Kirill à Léon XIV, auxquels le pape a répondu en espérant que les valeurs chrétiennes communes favorisent la paix et la liberté religieuse.
Cependant, les relations entre Rome et l’orthodoxie moscovite restent tendues. Le patriarcat a marqué sa distance en n’envoyant qu’un représentant subalterne, le métropolite Nestor, à la messe inaugurale de Léon XIV le 18 mai 2025, contrairement à d’autres responsables de confessions orthodoxes non catholiques, à l’instar du patriarche Bartholomée de Constantinople.
Cette distance s’est confirmée lors de la visite à Rome du métropolite Antoine de Volokolamsk, numéro deux du patriarcat, les 24 et 25 mai. Malgré ses liens avec la Communauté de Sant’Egidio et le cardinal Zuppi, aucune audience officielle avec le pontife romain n’a été à l’ordre du jour, contrairement à la pratique habituelle : une omission qui reflète des frictions persistantes.
Un point notable de l’appel du 4 juin a été mentionné par le Kremlin mais est absent de la note vaticane : la situation de l’Eglise orthodoxe ukrainienne affiliée à Moscou. Poutine a appelé le Vatican à jouer un rôle « plus actif pour défendre la liberté religieuse » en Ukraine. Il visait la loi ukrainienne de mai 2025, qui interdit les organisations religieuses ayant leur centre en Russie, visant l’Eglise orthodoxe ukrainienne dirigée par le métropolite Onuphre, historiquement liée à Moscou.
En Ukraine, cette loi a été soutenue par l’Eglise grecque-catholique, ce qui n’est pas de nature à faciliter les relations entre le Saint-Siège et le patriarcat de Moscou. Pour ce dernier, l’échange du 4 juin est une tentative de Poutine pour s’adresser directement à l’Occident, sans passer par les canaux orthodoxes traditionnels : alors que les négociations sous l’égide de pays comme la Turquie ou de l’ONU ont échoué, le Vatican pourrait offrir une plateforme alternative pour renouer le dialogue.
Quoi qu’il en soit, les efforts déployés par le pape Léon XIV en faveur de la paix sur le flanc oriental de l’Europe dépendra de la capacité du Vatican à naviguer entre les récits divergents des parties belligérantes et à surmonter l’opposition du Patriarcat de Moscou.
(Sources : Settimo Cielo/La Vie – FSSPX.Actualités)
Illustration 1 : Kremlin.ru, CC BY 4.0, via Wikimedia Commons
Illustration 2 : Quirinale.it