Les caricatures de Mahomet
Les faits
Le 30 septembre 2005, le quotidien danois à grand tirage Jyllands-Posten a publié 12 caricatures du prophète Mahomet. Le 10 janvier 2006, le journal évangélique norvégien Magazinet à faible tirage a publié ces 12 dessins satiriques du prophète - dont la représentation est interdite par la religion musulmane -, au nom de la "liberté d’expression". Le quotidien français France-Soir a fait de même, le 1er février 2006, toujours au nom de la "liberté d’expression", en titrant "Oui, on a le droit de caricaturer Dieu".
Puis des journaux d’Allemagne, d’Espagne, d’Italie, des Pays-Bas, de la République tchèque, de Grande-Bretagne ou de Suisse ont choisi de publier une ou plusieurs des caricatures incriminées. Dominique von Burg, rédacteur en chef de La Tribune de Genève, a déclaré vouloir publier les caricatures afin "d’alimenter le débat en montrant l’objet du délit".
Le 8 février, à Paris, Le Canard enchaîné, "journal satirique", se nommait lui-même "journal satanique" et publiait les caricatures, de même que la feuille gauchiste Charlie Hebdo. Dans le Nouvel Observateur du 2 février, Jean-Marcel Bouguereau, avait revendiqué la liberté d’expression et le droit au blasphème : "Peut-être faudrait-il rappeler que la liberté de la presse est totale, dans le cadre du respect de la loi. Chacun a le droit, en France, de critiquer les religions. Le blasphème est même autorisé. On a parfaitement le droit, jusqu’à preuve du contraire, de vomir les religions, de les juger mensongères, abrutissantes, abêtissantes. A moins qu’on veuille rétablir le crime de blasphème ? Bien des gloires de notre littérature, de Lautréamont à André Breton ont blasphémé. Et d’abord Voltaire qui, certes, prenait des risques sérieux en s’en prenant à cette puissance temporelle et spirituelle omniprésente qu’était l’Eglise catholique".
Les réactions du monde musulman
Une douzaine de pays arabes ont demandé des excuses au Danemark, menaçant le pays de boycotter ses produits au Proche-Orient. Ekmeleddin Ihsanoglu, secrétaire général de l’Organisation de la Conférence islamique (OCI), a déclaré à la presse, le 29 janvier, que l’organisation allait "demander à l’Assemblée générale de l’ONU d’adopter une résolution interdisant toute atteinte aux religions", ajoutant "qu’au lieu de condamner la publication des caricatures diffamant le prophète Mahomet, les autorités danoises et norvégiennes ont plutôt défendu cet acte". Ces caricatures, selon lui, sont "une incitation à l’islamophobie, une offense à l’endroit du Prophète de l’islam". Les musulmans qui constituent le 5ème de la population mondiale attendent des excuses de la part des auteurs de cet acte, a-t-il affirmé.
Ahmed Ben Helli, secrétaire général adjoint de la Ligue arabe a annoncé que la Ligue entretenait "actuellement des contacts au plus haut niveau avec les pays arabes et l’OCI pour demander à l’ONU d’adopter une résolution contraignante, interdisant le mépris des religions et prévoyant des sanctions contre les pays ou les institutions qui enfreindraient cette résolution". Le 4 février, Hassan Nasrallah, chef du Hezbollah au Liban, a invité les Etats islamiques à réclamer à l’Occident une loi interdisant toute atteinte à Dieu et ses prophètes ; il a appelé les musulmans à poursuivre le boycott des produits des pays qui ont publié les caricatures de Mahomet.
L’Arabie Saoudite a rappelé son ambassadeur au Danemark. Le Koweït a élevé une protestation auprès du représentant danois dans l’Emirat avec résidence en Arabie.
Arla Foods, groupe laitier dano-suédois, a annoncé une brutale chute de ses produits exportés en Arabie Saoudite depuis la campagne.
Dans les territoires palestiniens de Gaza et de Cisjordanie des manifestants musulmans ont brûlé le drapeau danois rouge à croix blanche en signe de protestation.
Abdoulaye Wade, président du Sénégal, a condamné "fermement ce blasphème porté sur le prophète Mahomet sous le prétexte d’une certaine liberté de presse". Abdoulatif Guèye, président de l’organisation islamiste Jamra, a déposé une lettre de protestation au consulat du Danemark au Sénégal, car "pour le principe, il est important de s’élever contre cet abus", et "dessiner le prophète Mahomet avec un turban et une bombe est un amalgame". Il est temps, a-t-il expliqué, d’arrêter la confusion entre islam et terrorisme, ne serait-ce que par respect pour les musulmans du monde entier. Les imams du Sénégal, à la demande du khalife général des tidjane, la plus grande confrérie musulmane du pays, ont consacré leurs prêches au "crime". Un prêcheur dans une grande mosquée de Dakar a appelé les musulmans du monde entier à dénoncer par "leurs actes, leurs langues, dans leurs cœurs, par leurs mains, cette agression injustifiée contre le prophète de l’islam".
Le 3 février avait été décrété "journée internationale" de protestation contre les caricatures du prophète Mahomet. Au Nigeria, au Soudan, à Zanzibar, en Somalie, en Egypte, imams et fidèles ont protesté.
Au Maroc, à l’appel de quatre organisations islamiques, des manifestants ont demandé devant le parlement de Rabat à tous les Marocains de défendre le prophète. Le 4 février, le Conseil Supérieur des Oulémas (chefs religieux) du Maroc a condamné la "tendance avérée à la mise à profit de la liberté" pour s’attaquer à la croyance de centaines de millions de musulmans.
Les manifestations contre le Danemark ont été violentes et encouragées par des appels au meurtre. Le 4 février, les ambassades danoise et norvégienne ont été attaquées en Syrie aux cris de "Allah est grand!". Le 5 février, c’était le tour du consulat du Danemark à Beyrouth. Le gouvernement danois a alors demandé à ses ressortissants de quitter la Syrie et le Liban.
Jonas Gahr Stoere, ministre norvégien des Affaires étrangères, a dénoncé ces agressions contre des représentations diplomatiques comme des faits très graves. Per Stig Moeller, ministre danois des Affaires étrangères, a déclaré : "C’est horrible et totalement inacceptable". De nombreuses chancelleries occidentales se sont élevées contre ces attaques.
Les réponses en Europe
Le rédacteur en chef de France-Soir a été licencié par Raymond Lakah, propriétaire du journal, chrétien franco-égyptien, qui a présenté ses «regrets auprès de la communauté musulmane». Le 30 janvier Carsten Juste, rédacteur en chef du quotidien danois Jyllands-Posten, a déclaré : "Les 12 caricatures n’avaient pas pour but d’être offensantes, ni en désaccord avec la loi danoise, mais elles ont incontestablement offensé de nombreux musulmans, et nous nous excusons."
Le 31 janvier l’agence oecuménique ENI a rapporté la déclaration de Olav Fyske Tveit, secrétaire général du Conseil des relations oecuméniques et internationales de l’Eglise de Norvège : "Je dénonce fermement la publication des dessins et caricatures du prophète Mahomet".
Dalil Boubakeur, président du Conseil français du culte musulman, a qualifié de "vraie provocation" la publication de ces caricatures.
Le 3 février 2006 le cardinal Achille Silvestrini, préfet émérite de la Congrégation pour les Eglises orientales, a déclaré dans Il Corriere della Sera : "La culture occidentale doit trouver une limite à sa prétention de faire de la liberté un absolu". En précisant que "l’Europe devrait se rebeller à l’idée et contre la pratique de railler les symboles religieux". Car "la liberté est une grande valeur mais doit être partagée, et non pas unilatérale". "La liberté de se moquer, a-t-il ajouté, qui offense les sentiments d’autrui et qui atteint directement le sentiment de peuples entiers, touchés dans leurs symboles suprêmes, devient de la prévarication". "On peut comprendre la caricature des prêtres, mais pas de Dieu" (sic), a affirmé le cardinal, car "Dieu n’est pas à notre portée". "Si la satire offense, diffame, calomnie des citoyens, ceux-ci ont la possibilité de recourir à la justice. Mais si les offenses prennent en ligne de mire Dieu et Allah, l’Evangile et le Coran, de quelle façon peuvent-ils se défendre ?" (re-sic) a souligné le préfet émérite. "La laïcité, a conclu le cardinal Silvestrini, suppose d’abord le respect. Par ailleurs, les défenseurs les plus stricts de la laïcité affirment que l’offense au drapeau national est inadmissible. Ne pourrait-on pas considérer les symboles religieux comme les symboles des institutions laïques ?"
En France, Mgr Dubost ainsi qu’un représentant du monde musulman et le grand rabbin de Paris ont condamné ces publications et l’acharnement de la presse à vouloir attiser les haines.
Mohamed Bechari, président de la Fédération nationale des musulmans de France (FNMF), a déclaré à l’Agence France presse : "Tout musulman est devenu une bombe aux yeux de l’opinion publique depuis que notre prophète a été représenté comme un terroriste". "Nous sommes très attachés à la liberté de la presse, a-t-il ajouté, mais ne pouvons admettre qu’au nom de cette liberté 1,5 milliard de musulmans soient insultés".
Le Père Justo Lacunza Balda, spécialiste de l’islam et directeur de l’Institut pontifical d’études arabes et islamiques, a déclaré sur Radio Vatican que les Danois avaient "manqué de sagesse" dans l’utilisation de la satire. Car "il faut savoir quelles sont les touches sur lesquelles on appuie". Cependant, "cela ne veut pas du tout dire que nous devons mettre un cadenas à notre liberté d’expression ou à nos libertés civiles" a-t-il ajouté en précisant qu’une fois de plus l’islam a "du mal à accepter la différence".
Le 4 février 2006, en réponse aux nombreuses demandes sur la position du Saint-Siège,
Joaquin Navarro-Valls, directeur de la Salle de presse du Saint-Siège, a qualifié la publication de ces dessins en Europe de "provocation inacceptable". Et d’ajouter que "l’intolérance, d’où qu’elle vienne, est une grave menace pour la paix". "La coexistence des hommes exige un climat de respect mutuel pour favoriser la paix entre les hommes et les nations", a-t-il poursuivi en expliquant que le droit à la liberté de pensée et d’expression, établi dans la Déclaration des droits de l’Homme, "ne peut comprendre le droit de heurter les sentiments religieux des croyants" et cela quelle que soit la religion. Le porte-parole du Saint-Siège a rappelé que les offenses faites par une personne ou un journal ne peuvent pas être imputées aux institutions publiques de leur pays. Dénonçant les violentes réactions, Joaquin Navarro-Valls a déclaré :"L’intolérance, réelle ou verbale, d’où qu’elle vienne, comme action ou comme réaction, constitue toujours une grave menace pour la paix".
Le 5 février le pasteur Samuel Kobia, secrétaire général du Conseil oecuménique des Eglises (COE) à Genève, a déclaré à l’agence de presse ENI : "Les médias possédant la liberté ont un pouvoir. Si ce pouvoir des médias est utilisé pour faire face aux abus du pouvoir dans la société, il en est usé sagement. Mais l’utiliser pour critiquer les valeurs et la dignité de personnes qui se sentent sans défense, comme dans ce cas, est dangereux".
Le 5 février, des évêques de l’Eglise évangélique luthérienne du Danemark et de Norvège ont appelé au renforcement du dialogue avec les musulmans. "Provoquer et offenser la religion d’une personne par pure provocation ne sert aucun objectif", a expliqué un comité de l’Eglise danoise. "Nous voulons intensifier, à tous les niveaux, la rencontre entre chrétiens et musulmans ainsi que le dialogue islamo-chrétien" a déclaré Colin Williams, archidiacre et secrétaire général de la KEK - communauté de 125 Eglises de tradition orthodoxe, protestante, anglicane et vieille-catholique de tous les pays d’Europe.