Les catholiques russes sacrifiés au nom de l’œcuménisme (2004)

Source: FSSPX Actualités

Victor Khroul

Le journaliste de l’agence Apic, Jacques Berset, a récemment interrogé Victor Khroul, catholique russe, rédacteur en chef de l’hebdomadaire « Svet Evangelija » (Lumière de l’Evangile).

Cet entretien très révélateur des effets et des méfaits de l’œcuménisme actuel, est paru dans le bulletin quotidien de l’Apic du 31 mars 2004, sous le titre « Les catholiques de Russie sacrifiés sur l’autel de l’œcuménisme ? » — Il faut mettre en parallèle ce témoignage émouvant avec les déclarations oecuménico-diplomatiques du cardinal Kasper à Moscou, le 20 février dernier (voir DICI n° 92). Les conséquences concrètes du Document de Balamand (1993; voir note ci-dessous) sont dénoncées dans cet entretien par ceux qui en sont les premières victimes.

Apic : 600.000 catholiques noyés parmi quelque 150 millions d’habitants répartis sur tout le territoire de la Fédération de Russie (plus de 17 millions de km2), est-ce vraiment une menace pour l’Eglise orthodoxe russe ? Mais d’abord qui sont-ils ?

Victor Khroul : Les catholiques en Russie sont une toute petite minorité, mais ils sont très importants pour la société, ils sont actifs : c’est un peu comme le sel dans la pâte ! Le pays a perdu l’an dernier une occasion d’en savoir plus sur le nombre des croyants lors du dernier recensement, car malheureusement, l’appartenance religieuse n’a pas été mentionnée dans le questionnaire.

Les catholiques de Russie viennent de diverses nationalités: Allemands, Polonais, Lituaniens, Biélorusses, Ukrainiens… et de diverses autres origines en raison des mariages mixtes. La plupart ne parlent pas la langue de leurs grands-parents, mais seulement le russe. Les "purs" Russes de confession catholique sont très peu nombreux, mais leur nombre est croissant. Ces gens viennent plutôt de familles athées, parfois de familles orthodoxes ; s’ils ont été baptisés enfants, ils ne pratiquaient plus.



Apic : L’Eglise orthodoxe russe vous accuse de prosélytisme…

Victor Khroul : Que signifie le mot "prosélytisme" ? Cela voudrait dire que nous utilisons des moyens malhonnêtes, inacceptables, contraires à l’éthique. Pour l’Eglise orthodoxe, le "prosélytisme" équivaut en fait à toute activité catholique sur leur "territoire canonique". Ils considèrent que si vous êtes Russe, vous devez automatiquement être orthodoxe ; c’est pour eux une question d’ethnie ou de nationalité.

Nous ne pouvons pas prendre au sérieux ce concept de "territoire canonique". Le cardinal Walter Kasper, président du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, a écrit dans la revue jésuite Civiltà Cattolica en mars 2002 un fameux article où il estimait que ce type d’ecclésiologie confine à "l’hérésie". La notion de "territoire canonique" ne s’applique pas aux relations entre des Eglises qui ne sont pas en pleine communion, et son utilisation dans ce cas est inacceptable pour nous.



Apic : Même les activités caritatives deviennent suspectes…

Victor Khroul : Le problème n’est pas le nombre, mais le concept même de prosélytisme tel qu’il est utilisé par l’Eglise orthodoxe russe. Selon ses vues, les catholiques ne peuvent mener aucune activité d’évangélisation, car la logique est la suivante : "Laissez tous ces gens d’origine russe pour notre Eglise. Si nous ne pouvons pas prendre soin de tout le monde pour le moment, nous le ferons plus tard. En attendant, ne les évangélisez pas, ne touchez pas aux Russes, ils nous appartiennent. Occupez-vous seulement des gens d’autres ethnies : Polonais, Lituaniens, Allemands, Ukrainiens, Biélorusses, etc.". Pour moi, ce n’est pas une approche chrétienne.

Les orthodoxes ne permettent pas aux catholiques de mettre sur pied des orphelinats ou des institutions pour les enfants de la rue, car ils risquent d’être acceptés et finalement de se convertir au catholicisme. Comme ils ne sont pas en mesure de les aider, ils préfèrent qu’ils restent dans la rue…



Apic : Qu’en est-il de l’application des directives de la Commission pontificale Pro Russia ?

Victor Khroul : Pour nous, il est clair que la liberté religieuse doit être respectée ainsi que la liberté de choix des individus. Mais nous sommes aujourd’hui forcés de suivre les directives émises par la Commission pontificale Pro Russia il y a douze ans. Il s’agit des "Principes généraux et normes pratiques pour coordonner l’évangélisation et l’engagement œcuménique de l’Eglise catholique en Russie et dans les autres pays de la CEI".

Concrètement, les évêques catholiques sont tenus d’informer et de se concerter avec les évêques de l’Eglise orthodoxe pour toutes leurs initiatives pastorales importantes, notamment en ce qui concerne la création de nouvelles paroisses pour répondre aux exigences des communautés catholiques locales. Il en est de même pour les initiatives de caractère social, éducatif, caritatif.



Apic : Les catholiques de Russie se sentent-ils incompris par l’Occident ?

Victor Khroul : Face aux directives de Pro Russia, je peux exprimer les sentiments de certains catholiques en Russie : nous nous sentons les victimes de ces politiques menées au plus haut niveau entre Rome et Moscou.

Nous sommes en colère quand on nous accuse de mener des activités de prosélytisme, et que notre archevêque, Mgr Tadeusz Kondrusiewicz, n’est jamais invité à prendre part aux négociations entre le Patriarcat de Moscou et le Saint-Siège. Il n’a aucune chance de répondre à ces accusations.

Récemment, le cardinal Kasper est venu à Moscou et j’étais présent dans la salle quand le patriarche Alexis II a accusé pendant vingt minutes les catholiques de faire du prosélytisme parmi les orthodoxes. Il n’a pas dit combien de personnes cela concernait. Nous avons fait des recherches auprès des paroisses : en dix ans, pour tout le territoire de la Russie, cela doit faire au maximum un demi-millier de fidèles baptisés et pratiquants dans l’Eglise orthodoxe qui se sont convertis au catholicisme. C’est extrêmement peu ! Malgré ce nombre si faible, le patriarche fait comme s’il s’agissait de conversions en masse.



Apic : Vous sentez-vous abandonnés par certaines instances romaines ?

Victor Khroul : Je ne veux pas faire d’accusations, mais nous nous sentons victimes de la grande politique. Nous déplorons que notre voix et nos arguments ne soient pas entendus. On ne nous demande même pas de donner une réponse aux accusations qui nous visent. Le pape Jean-Paul II est certainement conscient de la situation…

Lors de sa récente visite au Patriarcat de Moscou, le cardinal Kasper est venu à la cathédrale de Moscou, où il a donné un discours, mais nous n’avons eu aucune occasion de lui poser des questions. Il a invité tous les évêques de Russie – d’Irkoutsk, Novossibirsk, Saratov et Moscou – pour leur dire de suivre les directives de Pro Russia. Mais nos prêtres ont douze années d’expérience durant lesquelles ils ont essayé de les appliquer.



Apic : Et cette expérience s’est avérée à vos yeux plutôt négative…

Victor Khroul : Certainement. Juste un exemple : un prêtre de Nijni Novgorod, dans la région de la Volga, voulait ériger un monastère de carmélites quelque part en dehors de la ville. Une petite maison pour trois sœurs lituaniennes qui désiraient prier pour la Russie… Dès le début, le prêtre a tenté d’informer l’évêque orthodoxe de cette initiative, mais il n’a même pas été reçu. Finalement, il a écrit, mais la lettre est revenue sans avoir été ouverte. Comment informer, si on nous refuse le contact ?

Le patriarche a remis au cardinal Kasper des documents concernant des protestations contre ce monastère. Ces trois sœurs cloîtrées semblaient représenter une grave menace contre l’Eglise orthodoxe, pour les relations œcuméniques… Alexis II a même prétendu qu’il s’agissait d’un couvent de missionnaires, alors que les carmélites ne font que prier derrière leur clôture… A la fin, le maire de la ville a décidé de faire détruire ce monastère. Cela n’a pas encore été fait. De toute façon, c’est contraire à toute loi, car il s’agit d’une propriété privée, bâtie en toute légalité. C’est juste un exemple des activités prosélytes dont on nous accuse !



Apic : On sent une grande frustration chez les catholiques russes, à la base.

Victor Khroul : Imaginez les prêtres catholiques en Russie. Ils viennent de 21 pays divers et cherchent à faire de leur mieux pour éviter les conflits, mais même dans le cas des carmélites, ils sont dénoncés comme des missionnaires prosélytes…

Ils auraient aimé en parler avec le cardinal Kasper, pour avoir certaines clarifications sur le document de Pro Russia, car ils ont l’impression de devoir agir dans le brouillard, dans les limbes, craignant à chaque fois d’être dénoncés.

Même les évêques craignent de faire de fausses manœuvres qui leur vaudraient des réprimandes romaines. Je constate un manque d’informations objectives en Occident. Quand un hiérarque de l’Eglise orthodoxe se rend à l’Ouest, les journalistes se précipitent pour l’interviewer et il peut développer ses thèses sans contradiction. L’autre son de cloche, le nôtre, n’est pas entendu. Nous n’avons aucune chance de répondre aux fausses accusations.



Apic : Plutôt que représenter un témoignage ou une chance, votre présence semble gêner certains milieux catholiques…

Victor Khroul : Un responsable du Vatican m’a même dit : "C’est bien que vous existiez, vous les catholiques de Russie, mais combien serait-il plus facile si vous n’existiez pas… Nous aurions un excellent dialogue œcuménique, plus d’obstacles dans nos relations avec l’Eglise orthodoxe russe".

C’est ce genre d’approche qui nous fait souffrir. Nous avons aussi l’exemple au Kazakhstan d’une œuvre d’entraide allemande finançant la construction d’une cathédrale orthodoxe à Karaganda et refusant d’aider le projet catholique. C’est la même situation avec mon hebdomadaire. Mon évêque, en plaisantant, me dit de me convertir à l’orthodoxie, ainsi je recevrais immédiatement l’argent nécessaire d’organisations catholiques occidentales… Cette boutade en dit long sur les sentiments de la communauté catholique locale !

 

Note : Le document de Balamand (juin 93) règle les nouveaux rapports entre l’Eglise catholique et les orthodoxes, en excluant à l’avenir tout prosélytisme et toute volonté d’expansion des catholiques aux dépens de l’Eglise orthodoxe (n. 35), et cela au nom du « rejet de la prémisse selon laquelle seule l’une de nos Eglises serait l’unique propriétaire des moyens de grâce de manière telle que la conversion à cette Eglise à partir de l’autre soit nécessaire au salut. » Cette idée, extrêmement grave et pernicieuse, ruine de fond en comble l’Eglise catholique, car elle détruit la foi, « foi sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu (Heb 11, 6) et d’être sauvé » » (Vat. I, Dei Filius). 

(source de la note: Lettre aux Amis et Bienfaiteurs n° 48, avril 1995)