Pas un choc des civilisations, mais une volonté de domination des Américains

Source: FSSPX Actualités

 

Pour le diplomate musulman, originaire de Bagdad, les appels à la paix du pape Jean-Paul II et du Saint-Siège sont la meilleure preuve que l’on n’a pas affaire ici à un "choc des civilisations", mais plus simplement à une volonté de domination coloniale de l’unique superpuissance sortie vainqueur de la guerre froide: les Etats-Unis.

Abdul Amir Al-Anbari, formé à Bagdad, est diplômé en droit international de l’Université américaine de Harvard. Ce diplomate de carrière sexagénaire – il fut notamment ambassadeur à l’ONU et à l’UNESCO - passe son temps entre la capitale italienne et Paris, où vit une partie de sa famille. Abdul Amir Al-Anbari a répondu mardi aux questions de l’APIC.

Apic: Peut-on parler, à la veille de cette guerre annoncée par le président Bush, d’un "choc des civilisations" qui pourrait opposer l’Orient et l’Occident, le monde musulman et le monde chrétien, comme certains le prédisent ?

Abdul Amir Al-Anbari: C’est très difficile de parler de conflit entre civilisations, quand on voit que l’une des personnalités les plus engagées contre la guerre est le pape Jean-Paul II. La meilleure incarnation d’une civilisation authentique est le Saint-Siège qui s’est fortement engagé contre la guerre, et en faveur de la paix et du soutien au peuple irakien. Cet engagement va du Saint-Père jusqu’à la plus petite église de Bagdad.

Au lieu de parler de conflit de civilisations, on ferait mieux de souligner la volonté de domination et la logique colonisatrice de certains milieux américains désireux de s’emparer du pétrole du Moyen-Orient et de protéger l’expansion d’Israël. Il ne s’agit en aucun cas d’un conflit à caractère religieux. On voit bien que la position actuelle du Saint-Père est de ne pas seulement protéger l’Eglise catholique, mais l’humanité tout entière, ce qui lui vaut une influence à travers le monde entier, au sein du monde musulman, auprès des bouddhistes, et même auprès des juifs qui aiment la paix.

Apic: Peut-on imaginer qu’avec la chute possible du régime mis en place par le parti "Ba’as" – qui protège les minorités – les chrétiens puissent être en danger face à la montée éventuelle des fondamentalistes ?

Abdul Amir Al-Anbari: Je ne le pense pas, car, heureusement, nous vivons en Irak dans une société qui n’est pas basée sur la religion et où les gens vivent une réelle convivialité. La liberté religieuse est garantie par l’Etat. Très souvent, on ne connaît pas vraiment l’appartenance religieuse de ses voisins ou de ses amis: ils peuvent être chrétiens, arméniens, sunnites, chiites, mazdéens, yézidis… sans qu’on le sache. Il y a tellement de dénominations religieuses, particulièrement dans le Nord, que l’existence de certaines d’entre elles reste même ignorée du public. Dans les années 50, quand je faisais mon service militaire dans cette région, j’ai découvert dans quelques villages des gens qui suivaient un culte dédié au soleil! Personne n’en avait jamais parlé.

En cas d’invasion américaine, je pense que tous les Irakiens vont combattre ensemble. Tout le monde s’unit quand il y a une agression extérieure. Il ne s’agira pas pour eux avant tout de soutenir le gouvernement de Saddam Hussein ou le parti Ba’as, mais de lutter pour leur pays, leur maison, leur terre, leur famille. Cela risque d’être une guerre sanglante, aussi bien pour les Américains que pour les Irakiens. Nous avons l’expérience de l’occupation britannique des années 20, après la chute de l’empire ottoman. Les Britanniques ont payé un lourd tribut pour avoir voulu s’emparer du pays: plus de 2000 soldats et officiers de Sa Majesté ont trouvé la mort dans les combats, tout comme de nombreux Irakiens.

Apic: Pensez-vous que l’Irak bénéficie suffisamment du soutien des pays arabes ?

Abdul Amir Al-Anbari: Le soutien est trop faible et peu réel, car la plupart des régimes arabes sont soit faibles, soit vendus aux intérêts américains et répondent à toutes leurs demandes en disant simplement: "Yes, Sir!". Le sentiment de la rue arabe est très différent, les gens sont opposés à une agression contre l’Irak – des milliers se sont annoncés comme "boucliers humains" pour protéger le pays -, mais dans la plupart de ces pays, l’opinion publique est muselée.

Ce qui nous arrive n’est pas seulement l’affaire des Irakiens, mais concerne toute l’humanité, car les Etats-Unis ne vont pas s’arrêter en si bon chemin. S’ils peuvent intervenir impunément, en violant le droit international et en contournant le Conseil de sécurité des Nations Unies, seul apte dans ce cas à décider de faire la guerre ou non, ils s’en prendront à d’autres pays: le Venezuela, le Mexique, la Syrie, l’Iran…

Ayant déclaré le Conseil de sécurité "irrelevant" (non pertinent) et considérant le droit international comme "obsolète", la seule superpuissance mondiale va dicter ses décisions selon son bon vouloir. Les Américains vont agir contre d’autres Etats, c’est sûr. Leurs motifs relèvent du contrôle des ressources pétrolières – les réserves de l’Irak viennent juste après celles de l’Arabie Saoudite – et de la protection d’Israël.

Apic: Les Etats-Unis et leurs alliés affirment que l’Irak détient toujours des armes de destruction massive.

Abdul Amir Al-Anbari: Ce ne sont que des prétextes pour induire les gens en erreur. Les armes de destruction massive ont été mises hors d’état de nuire par les inspecteurs en désarmement de l’ONU. Depuis des années qu’ils en cherchent d’autres, ils n’en ont point trouvées. Les armes biologiques ne peuvent pas se conserver durant des années… Cela fait plus de dix ans que l’Irak ne peut plus importer des matériaux et produits nécessaires à l’élaboration de telles armes.

Fondamentalement, les raisons de la guerre ne relèvent pas de la défense des droits de l’homme, de l’instauration de la démocratie ou du respect du droit international, car il y a tellement d’autres pays où l’on pourrait intervenir pour ces raisons, mais on ne le fait pas! Il s’agit en fait de s’emparer du pétrole du Golfe au profit des Etats-Unis et de contrôler l’approvisionnement des pays européens.

Apic: Quelles sont les conséquences prévisibles d’une attaque américaine? Les signes de délabrement général - médical, social, familial, psychique – abondent déjà en raison de l’embargo…

Abdul Amir Al-Anbari: Pour moi, ce qui va se passer pourrait devenir une sorte de génocide, car notre pays vit déjà depuis plus de dix ans sous embargo de l’ONU, ce qui signifie que la population manque de tout: nourriture, médicaments, équipements. Ce que l’on trouve sur le marché est très cher, seule une minorité de gens plus ou moins riches peut se les offrir.

Alors que notre médecine était avant la guerre du Golfe dans de nombreux secteurs la plus avancée de tous les pays arabes, nos hôpitaux manquent désormais de tout. Bagdad était une ville très occidentalisée, riche en écoles et en universités. Les femmes n’ont jamais caché leur visage sous un voile et sont actives dans la société. Mais les choses changent avec la pression que nous subissons; les nouvelles mosquées fleurissent et le tchador fait son apparition au Sud…

Apic: La majorité, près des deux tiers de la population, qui reçoit une aide alimentaire par le biais du programme de l’ONU "Pétrole contre nourriture", risque de souffrir de la guerre.

Abdul Amir Al-Anbari: Le programme "Pétrole contre nourriture" a été interrompu lundi par les Américains. On ne sait pas ce qu’il va advenir des gens demain. Les 40% qui pouvaient se débrouiller vont avoir désormais eux aussi de très graves problèmes. En cas d’agression américaine, ce sont les personnes innocentes qui payeront en premier les conséquences d’une guerre destructrice dont les effets se font toujours sentir sur les personnes les plus faibles et les plus vulnérables.