Saint Thomas d’Aquin et la possibilité d’un monde créé sans commencement  

Source: FSSPX Actualités

L’abbé Grégoire Celier publie aux éditions Via Romana un ouvrage sur saint Thomas d’Aquin et une possible éternité du monde créé. Ce livre est issu d’une thèse de philosophie soutenue à la Sorbonne, le 4 juin 2014. 

Une étude universitaire de près de 400 pages peut effrayer le lecteur qui n’est pas versé dans les subtilités de la philosophie scolastique. Qui plus est, le sujet lui-même – la possibilité d’un monde créé sans commencement – peut paraître vain, soulevant une hypothèse gratuite, dès lors que la foi catholique, appuyée sur la révélation divine, professe que le monde a été créé par Dieu et qu’il a un commencement historique.  

L’auteur relève ce double défi. 

Sur la forme, il a cherché, tout en réalisant un travail réellement scientifique et universitaire, à le rendre accessible à « l’honnête homme ». Car, dit-il dans un entretien accordé à La Porte Latine, il considère que « la philosophie, du moins dans sa substance, ne doit pas être réservée exclusivement à un petit cercle d’initiés jaloux de leurs prérogatives, mais qu’elle doit, autant que cela est possible, irriguer la société humaine en son ensemble, pour aider les pauvres hommes que nous sommes à vivre davantage de la raison. » 

Pour ce faire, reconnaît-il, « le long travail que j’ai effectué dans l’écriture de cet ouvrage avait pour objet d’en rendre la lecture accessible, fluide, compréhensible, de sorte que si mon livre n’est pas “facile” (ce n’est pas un roman policier), il peut parfaitement être lu par une personne curieuse et attentive. » 

L’abbé Celier a étudié les douze textes que saint Thomas d’Aquin a consacrés à la question d’une possible éternité du monde créé, s’obligeant par rigueur intellectuelle « à présenter en elle-même la pensée de saint Thomas (je ne la juge pas, je ne la critique pas, je ne la compare pas à d’autres pensées, je me contente de l’exposer à fond et exhaustivement). » Dans Présent du 30 mai 2020, il affirme : « Mon livre s’applique uniquement à exposer en des termes les plus simples possibles, ce que dit saint Thomas à propos de l’éventualité d’un monde créé sans commencement, ou monde “éternel”. Tous ses arguments sont décortiqués et exposés avec des mots accessibles, tous ses raisonnements sont analysés en un langage courant et compréhensible. » – Pari tenu, et le lecteur pourra en juger par lui-même.  

La création signifie la dépendance totale de la créature vis-à-vis de son Créateur 

Sur le fond, l’auteur admet bien évidemment que le monde a eu un commencement. « C’est, dit-il dans l’entretien donné à La Porte Latine, une certitude absolue que nous enseigne la foi, sur la base de la première parole de la Bible : “Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre”. Cette vérité n’a jamais été remise en cause par les scolastiques du XIIIe siècle, et certainement pas par saint Thomas d’Aquin. Nous-mêmes aurions tendance à nous arrêter là. Mais les scolastiques, esprits profondément libres dans la recherche de la vérité, se sont posés une autre question : Est-ce que les choses auraient pu être différentes ? Est-ce que le monde créé par Dieu, au lieu d’avoir un commencement, comme c’est un fait indubitable, aurait pu ne pas avoir de commencement, ou selon ce que nous aurions tendance à dire, aurait pu être “éternel” (tout en étant créé) ? » 

Mais quel est l’intérêt de se poser une question sur une réalité qui n’existe pas ? L’abbé Celier répond : « Si cette question était prise isolément et seulement pour elle-même, je ne crois pas que saint Thomas y aurait consacré d’aussi amples développements. En fait, la question d’une éventuelle éternité du monde sert de contre-épreuve à la doctrine, tout à fait fondamentale pour sa part, de la création du monde par Dieu. C’est seulement par ses œuvres que Dieu peut naturellement être connu de l’homme, la création divine est la voie d’accès à Dieu sur le plan rationnel, donc évidemment la base de toute démarche de foi (je ne puis recevoir la Révélation de Dieu que si je perçois que Dieu existe). C’est pourquoi la doctrine de la création doit être parfaitement vraie, car sur elle, en quelque sorte, repose tout l’édifice surnaturel, donc la possibilité pour l’homme du salut éternel. 

« Or, ce que reproche saint Thomas d’Aquin à ses contemporains (et amis, et collègues) qui affirment que le monde n’aurait pas pu être créé sans commencement, c’est d’avoir une notion insuffisamment épurée de la création, une notion trop “physique” et pas assez “métaphysique”. » 

Or, selon l’Aquinate, nous dit l’abbé Celier : « Le fait que, dans l’état actuel, la création ait commencé n’est pas absolument essentiel à la notion de création. La création signifie exclusivement une dépendance totale de la créature vis-à-vis du Créateur. Que cette dépendance existe depuis une minute, un million de siècles ou depuis toujours, cela ne change rien : la créature est telle parce qu’elle dépend de Dieu, non parce qu’elle est apparue à un moment ou à un autre. Le problème n’est pas la succession temporelle (l’être  après  le néant), il est celui d’une relation essentielle (l’être  plutôt  que le néant). » 

Une thèse dans l’esprit de Mgr Lefebvre 

Sur ce point central, la thèse de l’abbé Celier rejoint pleinement Mgr Marcel Lefebvre qui faisait reposer la vie spirituelle – mais aussi la vie en société –, sur la distinction ontologique entre le Créateur et sa créature. S’interdisant de voir la philosophie comme une science desséchante, mais bien comme « la servante de la théologie », au service de la vie spirituelle, voici ce qu’il écrivait, en 1987, dans son ouvrage capital, Ils l’ont découronné :  

« La philosophie de toujours, et en particulier la métaphysique, prend pour objet l’être même des choses,  ce qui est. C’est en effet l’être, avec ses lois et ses principes, que découvre notre connaissance la plus spontanée. Et en son sommet, la sagesse naturelle qu’est la philosophie débouche, par la théodicée ou théologie naturelle, sur l’Etre par excellence, l’Etre subsistant par lui-même. C’est en effet cet Etre premier que le bon sens, appuyé, réconforté et surélevé par les données de la foi, suggère de placer au sommet du réel, selon sa définition révélée : “Ego sum qui sum” (Ex 3, 14) : je suis celui qui suis. Vous savez en effet qu’à Moïse qui lui demandait son nom, Dieu répondit : “je suis celui qui suis”, ce qui signifie : je suis celui qui est par soi-même, je possède l’être par moi-même. 

« Réfléchissons alors sur cet Etre qui subsiste par lui-même, qui n’a pas reçu l’existence mais qui l’a par lui-même. Il est ens a se : l’être par soi-même, par opposition à tous les autres êtres, qui sont ens ab alio : être par un autre, par le don que Dieu leur a fait de l’existence ! On peut méditer là-dessus pendant des heures, tellement cela est saisissant, inimaginable. Avoir l’être par soi, c’est vivre dans l’éternité, c’est être éternel. Celui qui a l’être par soi ne peut jamais avoir été sans l’avoir ; l’être ne peut jamais l’avoir quitté. Il est toujours, il sera toujours, il a toujours été. Au contraire, celui qui est ens ab alio, être par un autre, celui-là a reçu l’être d’un autre, donc il a commencé d’être à un moment donné : il a commencé. » – Toutefois l’essentiel pour la créature n’est pas la succession chronologique (le néant puis l’être), mais bien son statut ontologique de dépendance totale et permanente à l’égard du Créateur : un ens radicalement ab alio vis-à-vis de l’ens a se. Un être fondamentalement contingent face à l’Etre nécessaire.  

Et le fondateur de la Fraternité Saint-Pie X d’en tirer les conséquences non seulement spirituelles, mais aussi sociales et politiques : « Combien cette considération doit nous maintenir dans l’humilité ! Nous pénétrer du  rien que nous sommes devant Dieu ! “Je suis celui qui suis, tu es celle qui n’est pas”, disait un jour Notre-Seigneur à une sainte âme. Que cela est vrai ! Plus l’homme se pénètre de ce principe de la plus simple philosophie, mieux il se met à sa vraie place devant Dieu. 

« Le seul fait de dire : moi, je suis  ab alio, Dieu, lui, est ens a se ; moi, j’ai commencé, Dieu est toujours, quel contraste saisissant ! Quel abîme ! Alors c’est ce petit être ab alio, qui reçoit son être même de Dieu, qui aurait le pouvoir de limiter la gloire de Dieu ? Il aurait le droit de dire à Dieu : “vous avez droit à ceci, mais pas davantage.” “Régnez dans les cœurs, dans les sacristies, dans les chapelles, oui, mais dans la rue, dans la cité, non.” Quelle suffisance ! De même, ce serait cet être ab alio qui aurait le pouvoir de réformer les plans de Dieu, de faire que les choses soient autrement que ce qu’elles sont, autrement que ce que Dieu les a faites ? Et les lois que Dieu, dans sa sagesse et sa toute-puissance, a préposées à tous les êtres et spécialement à l’homme et à la société, ces lois, le méprisable être ab alio aurait le pouvoir de les refaire à son caprice en disant : “je suis libre” ? Quelle prétention ! Quelle absurdité, que la révolte du libéralisme !  

« Voyez comme il est important de posséder une saine philosophie et d’avoir ainsi une connaissance approfondie de l’ordre naturel, individuel, social et politique. Et pour cela, l’enseignement de saint Thomas d’Aquin est irremplaçable. » (Mgr Marcel Lefebvre, Ils l’ont découronné, 3e édition, Clovis, 2008, pp. 271-273)  

Tel est bien l’enjeu de la thèse de philosophie de l’abbé Celier. Ce livre sera complété par un autre ouvrage à paraître chez Vrin, à la rentrée prochaine, dans lequel seront présentés tous les textes de saint Thomas d’Aquin sur l’éternité du monde.  

Grégoire Celier,  Saint Thomas d’Aquin et la possibilité d’un monde créé sans commencement, Via Romana, 2020, 376 pages, 29 euros. En complément  : Thomas d’Aquin,  L’éternité du monde, introduction et traduction par Grégoire Celier, Vrin, à paraître en septembre 2020, 272 pages.