Un entretien avec l’abbé Guillaume Devillers autour du livre : Politique chrétienne

Source: FSSPX Actualités

DICI : Il y a cent ans paraissait la Lettre sur le Sillon de saint Pie X où l’on peut lire cet avertissement : « Pas de vraie civilisation sans civilisation morale, et pas de vraie civilisation morale sans la vraie religion ». En quoi peut-on dire que votre ouvrage, Politique chrétienne, se situe dans la ligne rappelée par saint Pie X ?

Abbé G. Devillers : Oui, c’est l’une des idées essentielles de mon étude. Sans la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ tout s’écroule, et la pauvre humanité va de malheur en malheur. Un exemple entre beaucoup d’autres est l’expérience désastreuse du communisme, avec ses millions de morts. On oublie trop facilement que l’Église a été longtemps presque seule à  s’élever contre cette monstruosité. Mais j’ai surtout essayé de montrer comment la foi éclaire merveilleusement toutes les réalités humaines, en passant en revue les grandes questions philosophiques et politiques qui agitent ou déconcertent nos contemporains. Aussi serais-je tenté d’ajouter à la formule de saint Pie X : « Pas de vraie philosophie sans la foi ! » N’est-ce pas là confondre philosophie et théologie ? Pas du tout ! Ce sont deux sciences bien distinctes, mais ce n’est pas une raison pour vouloir les séparer. De même que l’âme et le corps sont intimement unis en chaque homme, sans que cela nuise aucunement à leur distinction. Si vous les séparez, c’est la mort. Cinq siècles de naturalisme et le travail consciencieux réalisé par les frères « trois points » en ont d’ailleurs réalisé la vérification expérimentale parfaite : la philosophie et la politique séparées de la religion révélée pourrissent rapidement : « pas de vraie civilisation sans la vraie religion ! » On peut sans doute étudier la philosophie à part, mais à condition de ne pas oublier que la foi est notre véritable sagesse et qu’elle doit gouverner et contrôler les autres sciences. Je laisse à d’autres plus savants que moi le soin de déterminer si ce contrôle est essentiel ou accidentel, négatif ou positif, intrinsèque ou extrinsèque, etc.

Que répondez-vous à ceux que l’alliance des mots politique et chrétienne peut choquer ? Que dites-vous à tous ceux qui voient dans la politique d’aujourd’hui une activité… pas très catholique ?

Que cette expression choque les non-chrétiens, on peut le comprendre. Ce qui étonne davantage, c’est qu’elle puisse choquer aussi les catholiques, voire même quelques bons auteurs traditionalistes, un peu trop influencés par Jacques Maritain. Ils ne peuvent nier cependant que la révélation chrétienne contient un grand nombre de vérités naturelles, en particulier dans le domaine politique. Elle nous fait connaître ces vérités d’une manière beaucoup plus sûre que si nous étions laissés à notre seule raison. De plus l’expérience des siècles a montré que la constitution des États n’était nullement indifférente au salut des âmes. L’Église a donc élaboré peu à peu toute une doctrine sociale et politique qui aboutit à la proclamation de la Royauté Sociale de Notre Seigneur avec l’Encyclique Quas Primas de Pie XI. L’expérience de 1000 ans de civilisation chrétienne l’a d’ailleurs prouvé : cette « politique chrétienne », ordonnée comme à sa fin ultime au salut éternel des âmes, est aussi la plus apte à procurer le bonheur véritable des peuples, conformément à la promesse du Sauveur : « Cherchez premièrement le Royaume des Cieux et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît ». Si la politique est aujourd’hui « pas très catholique », c’est justement parce qu’elle n’est plus …catholique. Elle est devenue agnostique. Il en va de même de la philosophie. Justement, votre 1ère partie traite de philosophie et de théologie. N’est-ce pas remonter un peu trop haut dans les principes ? Les hommes politiques épris d’efficacité ne risquent-ils pas de trouver ces considérations beaucoup trop théoriques ? On ne peut rien comprendre à la politique actuelle des gouvernements européens si l’on ne voit pas qu’elle est sous-tendue par une fausse philosophie, agnostique et matérialiste, qui contredit les principes fondamentaux de la foi et de la théologie catholiques. Et la maladie la plus grave dont souffre le monde actuel est l’incrédulité et le scepticisme. On ne croit plus en rien. Désabusés et sans idéal, nos contemporains se meurent de déprime et se laissent entraîner au gré de leurs passions. Donc pas de restauration politique sans une restauration philosophique, qui porte remède à ce mal en redonnant aux hommes confiance dans le pouvoir de la raison, en leur rendant l’amour du vrai et du bien. Et pas de restauration philosophique sans une restauration religieuse. Tous les efforts seront vains si l’on ne revient résolument à la vérité intégrale, philosophique et théologique, chrétienne et réaliste. Et pour cela saint Thomas d’Aquin s’avère un maître indispensable.

Dans votre 5e partie, vous envisagez la question économique qui, dans la crise présente, intéresse tout le monde. Pouvez-vous nous donner un aperçu des réponses qu’une politique chrétienne peut apporter aux problèmes d’aujourd’hui ?

Dans les sciences économiques comme en politique, le monde moderne oscille misérablement entre l’anarchie et la tyrannie, entre un libéralisme sauvage et une planification à outrance. J’ai essayé de montrer là encore comment la foi nous apporte des solutions originales et qui ont fait leurs preuves dans la société chrétienne traditionnelle. La libre concurrence y trouve sa place sans toutefois devenir une idole et l’État y exerce son rôle nécessaire sans écraser cependant les corps intermédiaires. Le respect de la propriété privée est garanti par le 7e commandement, et chaque chose s’intègre ainsi harmonieusement dans ce tout qu’est la Cité, selon l’ordre de la justice, pour la gloire de Dieu, le bien des âmes, la paix et le bonheur des familles. Certains pourront s’étonner de la condamnation du prêt à intérêts, fondement réputé incontournable de l’économie moderne. Hé oui, le Bon Dieu condamne l’usure ! Et nous sommes bien punis pour avoir voulu goûter à ce fruit défendu, puisque nous sommes devenus désormais les esclaves des puissances d’argent, autant dire de Satan et de ses suppôts.

A propos de la société politique, dans votre 6e partie, vous traitez de la liberté religieuse à laquelle Mgr Lefebvre s’est énergiquement opposé. Dans votre 7e et dernière partie - consacrée à la société religieuse : l’Eglise -, il est question de l’obéissance et du devoir de résistance. Un lecteur superficiel pourrait croire que vous prônez une certaine désobéissance au nom de la liberté de conscience que vous dénoncez au chapitre précédent. Que lui répondriez-vous ?

Vous soulevez là l’une des questions les plus importantes et les plus difficiles aujourd’hui, tant dans la société civile que dans l’Église, et même dans notre vie spirituelle : celle de l’obéissance et de ses limites. Elle devait logiquement occuper une place importante dans cette étude. Je me suis donc efforcé de cerner les principes généraux qui gouvernent la vertu d’obéissance, puis de les appliquer à la situation actuelle en considérant en particulier les thèses sédévacantistes et « Ecclesia Dei ». Non, il n’y a pas de droit à la liberté de conscience, c’est une idée révolutionnaire qui ruine tout l’ordre de la justice. Il y a par contre un droit qui est aussi un devoir d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. Quant à la liberté religieuse, on a à peine braqué sur elle le puissant projecteur thomiste qu’elle s’effondre avec fracas. Même ses défenseurs reconnaissent, en effet, qu’elle ne se trouve nulle part dans l’Écriture Sainte ! Ni bien sûr dans l’enseignement traditionnel de l’Église.

Vous recommandez dans votre bibliographie, à côté du P. Emmanuel, de Romano Amerio et de Jean Daujat, la Brève Apologie pour l’Eglise de toujours du P. Calmel. Pouvez-vous nous dire ce que vous devez à cet ouvrage plus particulièrement ?

Vers 1968, âgé de 14 ans, je m’échappai heureusement du Petit Séminaire de Versailles en pleine décomposition postconciliaire, sans toutefois très bien comprendre ce qui se passait et ce que pouvaient bien rechercher ceux qui organisaient un tel chambardement. Quelques années plus tard, le texte du P. Calmel (publié dans Itinéraires de mars 1971) m’apportait une réponse claire et nette : « Ils consument leur vie et perdent leur âme à édifier une église postconciliaire, sous le soleil de Satan » (Prologue). J’ai lu aussi un peu plus tard avec une joie profonde Les Mystères du Royaume de la grâce, du même auteur, qui donne une vision si belle de notre foi chrétienne et de la vie surnaturelle. C’était en commençant mon service militaire, sur la base de Toulon, au sortir d’un camp MJCF en Grèce plus que mouvementé… Ce sont de beaux souvenirs, qui marquent une vie !

Votre livre est-il réservé aux théologiens, aux spécialistes ? Quel avantage pédagogique trouvez-vous à exposer l’enseignement de l’Eglise selon le plan d’un article de la Somme de saint Thomas d’Aquin, avec des objections à la question posée, puis une démonstration suivie de la réponse aux objections soulevées ? Ce livre ne requiert aucune connaissance préalable : à l’exemple de saint Thomas je me suis efforcé de n’utiliser aucun terme difficile sans l’expliquer. Sans doute faudra-t-il au lecteur un petit effort d’attention, comme dans toute étude sérieuse. Mais j’espère qu’il se félicitera de l’avoir fourni, ayant pu ainsi se faire une idée plus précise sur un grand nombre de questions importantes. La prochaine édition inclura un index alphabétique permettant de retrouver rapidement une citation ou une référence. Quant à moi je m’estimerai assez bien payé si j’ai pu donner à l’un ou l’autre quelque connaissance de la méthode thomiste et le désir d’aller y voir de plus près. Jamais nous ne pourrons assez remercier Mgr Lefebvre et le Séminaire d’Ecône de nous avoir transmis ce trésor de sagesse toute divine qu’est la Somme Théologique de saint Thomas d’Aquin. Et de nous en avoir donné le goût et l’intelligence.

Abbé Guillaume Devillers, Politique chrétienne, à l’école de saint Thomas d’Aquin. Editions du Sel, 205 p. (19 €)