Une brochure provocatrice révèle les tensions au sein du catholicisme helvétique
« Découvrir ensemble la braise sous la cendre », tel est le titre d’une brochure qui suscite certains remous parmi les évêques suisses. Son auteur l’abbé bénédictin d’Einsiedeln, Mgr Martin Werlen (sur la photo), l’a emprunté à une des dernières affirmations de l’ancien archevêque de Milan, le très progressiste cardinal Carlo Maria Martini, décédé le 31 août 2012 (voir DICI n°260 du 14/09/12).
Ce dernier déclarait : « Je vois dans l'Eglise d'aujourd´hui tellement de cendre refroidie sur la braise que souvent un sentiment d'impuissance m'oppresse ». Mgr Werlen, lui aussi, considère qu´il y a beaucoup de cendres refroidies dans l´Eglise d´aujourd´hui. Selon lui, la situation de l´Eglise est, cinquante ans après l´ouverture du concile Vatican II « dramatique ». Il manque toujours davantage de prêtres et de religieux, la fréquentation des églises est en constant recul, mais le vrai problème, pour Mgr Werlen, est ailleurs : « Il manque le feu ! » Et de prédire : « Si le processus se poursuit, cette Eglise refroidie, sous nos latitudes, peut effectivement disparaître avec ses institutions. » La cendre refroidie à balayer, il la voit dans le système actuel de nomination des évêques. Pour l'Eglise du 21e siècle, il devrait être évident que les baptisés et les confirmés d´un diocèse concerné devraient pouvoir participer « de manière adéquate » au processus de nomination.
Cette cendre refroidie, Mgr Werlen la repère aussi dans le débat sur le célibat des prêtres qui est dans l´impasse. A ses yeux, le célibat est un chemin possible pour suivre Jésus-Christ, tout comme l´est la vie conjugale. « Nous avons réussi à présenter la suite du Christ dans le célibat de telle façon qu´elle passe pour être une loi. » Il mentionne également la question du « genre » (gender), dans laquelle l´Eglise se montre toujours « maladroite et impuissante », selon lui. « L´Homme est homme ou femme. L´Eglise a toujours de la peine avec le ‘oui’ à la femme », assène-t-il.
L´Abbé d´Einsiedeln envisage aussi la possibilité d´élargir le cercle des conseillers du pape, et il propose que, pour une période de cinq ans, des personnes venant de partout dans le monde – des femmes et des hommes, des jeunes et des moins jeunes – puissent être nommées dans cette nouvelle structure. Tous les trois mois, ils se réuniraient à Rome avec le pape. De telles réunions, écrit-il, « pourraient susciter une autre dynamique dans la gouvernance de l´Eglise ».
Cette invitation de Mgr Werlen à « rallumer le feu sous la cendre » a suscité de vifs soutiens dans les milieux progressistes de Suisse alémanique. Il est nouveau qu´un membre de la Conférence des évêques suisses exprime aussi clairement des propositions d´innovation dans l´Eglise, se félicite le théologien lucernois, Edmund Arens. Si, au niveau de la base, il est fréquent que des revendications de réforme s´affirment, telle l´actuelle "Initiative des paroisses" (voir DICI n°230 du 19/02/11), un ton semblable est plutôt inhabituel chez les dignitaires de l'Eglise, relève-t-il. Pour lui, « les évêques doivent enfin remettre en cause le centralisme romain. »
Du côté du diocèse de Bâle, on ne souhaite pas s´exprimer sur les propositions de Mgr Werlen. Ce sont des propos personnels, a commenté la porte-parole du diocèse Adrienne Suvada. Même commentaire de la part de Walter Müller, porte-parole de la Conférence des évêques suisses (CES). En revanche, l´idée de Mgr Werlen d´impliquer les fidèles dans la nomination des évêques heurte Giuseppe Gracia, porte-parole du diocèse de Coire. Pour lui, le Concile a confirmé la volonté de l´Eglise de laisser au pape la liberté de nommer les évêques et les éventuelles réformes doivent être décidées au niveau de l´Eglise universelle.
Mais le 23 novembre, les cinq doyens de Suisse centrale, dont les doyennés appartiennent au diocèse de Coire, ont tenu à remercier Mgr Werlen d’avoir « exprimé des questions qui étaient pendantes depuis longtemps dans notre Eglise et de les avoir mises en discussion de façon constructive en vue de chercher des réponses avec confiance ». Car ils se disent persuadés « qu´une Eglise qui cherche des réponses est plus crédible, plus encourageante et davantage fidèle à sa mission qu´une Eglise qui prétend ne pas avoir besoin d´un tel cheminement car elle s´imagine être en pleine possession de la vérité ».
Pour Daniel Kosch, secrétaire général de la Conférence centrale catholique romaine de Suisse (RKZ) tout cela montre les tensions qui existent au sein de la Conférence des évêques suisses. Le texte provocateur de l´Abbé Werlen arrive immédiatement après le sévère rappel à l´ordre face aux dérives de la liturgie de Mgr Vitus Huonder, évêque de Coire. L´Eglise en Suisse a besoin d´une discussion publique, estime Daniel Kosch. Elle gagnerait en crédibilité de ne pas apparaître comme monolithique. L´Abbé bénédictin a cependant reçu les encouragements de Mgr Markus Büchel, évêque de St-Gall, élu président de la Conférence des évêques suisses (CES) pour la période 2013-2015.
Pour Mgr Büchel, Mgr Werlen, qui est également membre de la CES, « aborde des questions pressantes que se posent les fidèles, il identifie clairement les problèmes et réfléchit à des solutions ». Cette prise de position de l´Abbé d’Einsiedeln est « une impulsion pour une discussion nécessaire dans l´Eglise », qui est également une préoccupation majeure pour l´évêque de St-Gall. « C´est pourquoi je lui en suis reconnaissant », confie Mgr Büchel. La brochure de Mgr Werlen a aussi été saluée par le théologien ultra-progressiste Hans Küng, et le président du Parti démocrate chrétien, le Valaisan Christoph Darbellay.
Plusieurs observateurs estiment que désormais la balle est dans le camp des évêques suisses. Ainsi la publiciste Klara Obermüller espère que les autres évêques auront le courage d´afficher leur position et de ne pas laisser seul l’Abbé bénédictin. L´ancien évêque de St-Gall, Mgr Ivo Fürer, a accueilli avec satisfaction les propositions avancées par Mgr Martin Werlen. Dans une prise de position intitulée "Responsabilité pour le futur" et diffusée le 20 novembre, il s’interroge : « Sauvons-nous l´Eglise si nous pensons que ce que nous sauvons du passé a un avenir ? »
Il se souvient que dans les années 1950, il avait fait la connaissance de théologiens comme Karl Rahner, qui « prenaient au sérieux nos questions et essayaient de rendre la Bonne Nouvelle accessible à tous ». Leurs propositions et théories ne correspondaient pas à la pensée générale de cette époque. Ils ont été frappés d´interdiction de publication et d´enseignement par les autorités pontificales. Avec le concile Vatican II, Mgr Fürer dit avoir vécu une nouvelle période de joie dans la foi. « Puis je me suis engagé avec enthousiasme dans le prolongement du Concile qu´a été le synode 72 ». L´élan des années 60 et 70 a ensuite disparu. « Nous nous trouvons devant un problème d´impasse similaire à celui de l´époque d´avant Concile ». L´ancien évêque termine sa déclaration en espérant que ce dialogue ouvert contribue à bâtir l´Eglise du futur, dans laquelle les membres du Peuple de Dieu prendront leurs responsabilités. – Tout un programme !
(Source : Apic – DICI n° 266 du 07/12/12)