Une nouvelle carte pour l’Eglise de France
Par un décret de la Congrégation pour les évêques en date du 8 décembre 2002, le Saint-Siège vient de remodeler en profondeur la carte ecclésiastique de la France. Sous le prétexte de "promouvoir le bien spirituel des fidèles", il s’agit tout simplement – la motivation est explicitement reconnue – de modifier la liste des métropoles pour les faire "coïncider avec les régions administratives civiles". Cinq archidiocèses métropolitains sont ainsi créés de toutes pièces, à Marseille, Clermont, Dijon, Montpellier et Poitiers, tandis que disparaissent les provinces de Chambéry, Avignon, Albi, Auch, Bourges et Sens. Comme on n’a pas voulu priver de leur dignité les archevêques de ces dernières cités, la France connaîtra désormais la situation particulièrement incohérente de compter plusieurs "archevêques suffragants". Plus fondamentalement, le décret romain, aussi étonnant qu’arbitraire, aura au moins deux conséquences graves.
1°) La hiérarchie des diocèses français se trouve radicalement bouleversée. Or, cette hiérarchie exprimait une conscience bien plus que millénaire des cadres dans lesquels s’est opérée la christianisation de notre pays. Pour s’en tenir à un exemple, si les Eglises d’Autun, de Dijon et de Langres appartenaient jusqu’à ces jours derniers à la province de Lyon, c’est parce que la tradition hagiographique a toujours tenu que leur évangélisation avait été, aux origines, le fait de missionnaires envoyés du Confluent. Et entre ces Eglises même, des différences sensibles existaient. L’évêque d’Autun, successeur de Rétice – dont saint Jérôme fit l’éloge –, de Syagre – que St Grégoire le Grand honora du pallium –, de l’héroïque saint Léger – premier suffragant de la primatie des Gaules –, n’avait historiquement que peu à voir avec l’évêque de Dijon qui, tout prestigieux que fût son diocèse, ne pouvait se reconnaître comme lointain prédécesseur que Mgr Bouhier en 1731. Désormais, le premier est suffragant du second… Et l’archevêque de Sens le devient aussi, lui qui fut jusqu’au XVIIe siècle le métropolitain de Paris. On ne saurait passer toute la France en revue, mais comment accepter que l’archevêque d’Aix, héritier depuis 1822 du prestigieux siège de saint Césaire en Arles, métropolitain lui-même depuis le Ve siècle, doive désormais obéissance à son confrère de Marseille, où le premier évêque fut sans doute le vénérable saint Lazare, mais où le titre archiépiscopal n’a été introduit qu’en… 1948 ? Comment tolérer qu’Avignon perde pour l’église du rocher des Doms le titre de "métropole" si inséparable du lieu ? Pour promouvoir de telles absurdités, il faut souffrir d’une indifférence au passé qui ne trouve d’explication que dans l’assimilation du processus révolutionnaire : "du passé, faisons table rase". On le savait déjà depuis des mutations épiscopales à martyriser le bon sens (Mgr Defois de Sens à Reims et de Reims à Lille, ou Mgr Panafieu d’Aix à Marseille), mais on en a la confirmation : il y a un sens de chrétienté qui, même à Rome, semble actuellement perdu.
2°) Les archevêques ont désormais, si l’on en croit la nouvelle doctrine, vocation à être des sortes de présidents de conseils régionaux en col romain. Bonaparte voulait que les évêques du Concordat fussent des "préfets violets", mais il n’aurait sans doute pas osé espérer ce que le Saint-Siège offre aujourd’hui sur un plateau à la République, alors que personne n’avait rien demandé, qu’il n’y avait aucune urgence, qu’aucun tyran ne mettait sa baïonnette dans les reins d’aucun prélat. Certes, il y a des sacrilèges auxquels on ne s’est pas résolu : on n’a pas transféré à Châlons la dignité propre à la ville du sacre, ni à Lille celle qui appartient toujours à Cambrai (à cause de Fénelon ?). On a aussi épargné aux catholiques français un "archevêque de Caen" ou un "archevêque de Limoges". Il n’y a pas non plus de province de Corse… Mais c’est le principe qui compte : l’Etat crée une région ? L’Eglise, docile, suivra. Et on se demande quand elle va s’arrêter de suivre. L’attitude que révèle le récent décret de la Congrégation pour les évêques a un nom : c’est la prosternation devant le monde.
On voudrait nous faire croire que l’entreprise est menée ad experimentum pour cinq ans. Mais les décisions ne pourront pas ne pas être confirmées. Comment envisager en effet qu’on puisse "rétrograder" une cathédrale à peine transformée en métropole, ou retirer le pallium à un clerc qui viendrait d’en être honoré ? Surtout, pour qu’une remise en cause intervienne, il faudrait que des critiques soient formulées. Or on peut prédire sans grand risque d’erreur que l’on n’entendra rien, pas plus que lorsque le nouveau droit canonique avait naguère scandaleusement privé les chapitres cathédraux de leur droit immémorial à élire le vicaire capitulaire en cas de vacance du siège. Les catholiques français sont devenus inaptes à défendre non seulement les traditions de leur Eglise, mais même l’histoire et la logique. Une chose est sûre : dans cette manœuvre, l’honneur n’est pas sauf.
Alain RAUWEL
Professeur agrégé d’Histoire du Moyen-Age à l’Université de Bourgogne