Une vision de l’unité chrétienne pour la nouvelle génération par le cardinal Kasper
Le cardinal Kasper insiste tout particulièrement sur la nécessité dun "cuménisme spirituel", un cuménisme vécu dans le partage avec les autres religions. Il sagit en fait dune véritable praxis qui laisse de côté la doctrine.
Un grand progrès a été fait. Les Eglises ainsi que les chrétiens séparés ne se rencontrent désormais plus comme des ennemis ou des concurrents ; la fraternité chrétienne entre nous a été redécouverte. Cest un processus irréversible, et dans un monde qui devient de plus en plus un seul monde, il nexiste pas dalternative réaliste à lcuménisme. Au contraire, notre honte est dans le fait que nous continuons à être désobéissants à la volonté du Seigneur "quils soient tous un".
Dans une telle situation nous devrions nous tourner de nouveau vers la prière de Jésus "quils soient tous un", qui indique le cur même dun sain cuménisme : lcuménisme spirituel et la spiritualité cuménique. Cela implique tout dabord la prière, car nous ne pouvons pas "faire" ou organiser lunité de lEglise : lunité est un don de lEsprit de Dieu, qui seul peut ouvrir les curs à la conversion et à la réconciliation. Et il ny a pas dcuménisme sans conversion et renouveau, ni dcuménisme sans la purification des souvenirs et sans pardon.
Lcuménisme spirituel signifie en outre une commune lecture de la Bible, léchange des expériences spirituelles, et la collaboration dans le service des pauvres, des malades, des marginaux, de ceux qui souffrent de toutes les façons.
Lunité de lEglise ne peut être accomplie que par une nouvelle Pentecôte ; mais de même quà la première Pentecôte, Marie et les disciples étaient rassemblés pour prier pour la venue de lEsprit (Act. 1, 12-14), nous aussi nous devons nous assembler pour prier pour leffusion de lEsprit.
Cette sorte dcuménisme nest pas restreinte au domaine dexperts triés sur le volet ; il est accessible et obligatoire pour tous. Quand on en vient à la prière, tous sont des experts, ou plutôt tous devraient être des experts. Ce nest quen mettant laccent sur la dimension spirituelle quil sera possible de rendre compréhensible ce dont nous débattons dans nos dialogues. Beaucoup de gens ne comprennent plus notre terminologie scolastique ; même des concepts centraux sont devenus pour eux sans importance et dépourvus de sens.
Il est de notre devoir de les imprégner dexpérience. Cela veut dire que nous devons les traduire non seulement dans un langage moderne, mais aussi dans la vie et lexpérience quotidiennes.
Le responsable romain de lcuménisme développe ensuite lidée dune "unité dans la pluriformité", en reprenant lexpression de "consensus différencié", utilisée pour la Déclaration sur la justification, commune aux catholiques et aux luthériens (1999). Il le fait à la manière des modernistes, en rappelant dans un premier temps la nécessité dune cohérence doctrinale, pour mieux la détruire ensuite.
Lunité de lEglise est impossible avec des contradictions, et les Eglises ne peuvent pas ou ne devraient pas entrer dans des accords conflictuels avec des partenaires différents. Sétendre à tous est une bonne chose, mais cela ne devrait pas être exagéré, et le pluralisme ne devrait pas devenir une nouvelle béatitude ajoutée au Sermon sur la montagne.
Lidentité et la cohésion interne de lEglise doivent être claires ad intra et ad extra. "Tout royaume divisé contre lui-même seffondrera" et "ne peut pas durer" (Matt. 12, 25).
Il faut une telle unité dans les dimensions synchroniques et diachroniques. LEglise est la même dans tous les siècles ; aujourdhui nous ne pouvons pas bâtir une nouvelle Eglise en contradiction avec sa propre tradition. Nous ne pouvons pas être assez orgueilleux pour croire que nous avons plus lEsprit que nos ancêtres, que les Pères de lEglise et les grands théologiens du passé. LEsprit-Saint qui était à luvre dans le passé ne travaille pas maintenant en se contredisant. LEsprit est fidèle, rappelant et préservant la foi.
Cependant, il faut aussi distinguer lunité de luniformité. LEsprit dispense ses dons avec une grande variété et richesse (cf. 1 Cor. 12, 4 ss.), et les humains, les cultures humaines sont tellement différents quune quelconque uniformité imposée non seulement ne satisfera pas les curs humains, mais diminuera la richesse et la catholicité même de lEglise. Ce nest que quand lEglise sera entrée dans toutes les cultures et quand elle aura fait siennes les richesses de tous les peuples et nations quelle aura atteint sa pleine catholicité.
LEsprit nous guidera vers la vérité toute entière (Jean 16, 12) au travers de rencontres avec de nouvelles cultures, de nouvelles situations, de nouveaux défis, de nouvelles expériences et de nouveaux besoins, de même que par la rencontre et le dialogue cuménique. De cette manière, lEsprit maintiendra la révélation faite une fois pour toutes éternellement jeune et fraîche. Cest lEsprit du renouveau permanent de la vérité révélée une fois pour tous les temps.
Le cardinal Kasper indique alors les applications concrètes de lidée de "lunité dans la pluriformité", dabord au niveau de la profession de la foi, puis au niveau de la vie sacramentelle.
- des vérités de foi formulées de façon équivoque
Ce concept de pluriformité au sein de lunité a des conséquences pour notre vision cuménique.
1) Premièrement, il a des conséquences pour notre compréhension de lunité dans la foi. Confesser la même foi ne veut pas nécessairement dire confesser la même formule de credo.
Un des progrès les plus significatifs du dialogue cuménique dans les dernières décennies a été fait avec les antiques Eglises orientales, qui se sont séparées depuis le Vème siècle parce quelles ne pouvaient pas accepter le dogme du IVème concile de Chalcédoine, à savoir Jésus-Christ, ses deux natures en une seule personne (hypostasis).
Avec S. Cyrille dAlexandrie, ces chrétiens confessent lunique nature (une physis) du Logos fait chair. De là, à travers les âges ils étaient connus comme les monophysites. Ce nest que récemment que nous avons découvert que laspect crucial nest pas la question de confesser une foi différente, mais lusage dune terminologie philosophique différente pour exprimer une foi qui est en substance la même que la nôtre. Ils ont une compréhension différente des termes "nature" et "personne" (hypostasis).
En conséquence, nous ne leur avons pas imposé nos formules, et, dans un accord formel entre le pape et les patriarches respectifs, nous avons reconnu notre unité dans la foi, une unité dans une pluriformité dexpressions.
Une décision similaire a été prise dans la Déclaration commune sur la justification entre lEglise catholique et la Fédération mondiale luthérienne, signée officiellement en 1999 à Augsbourg. Ici aussi, on est arrivé seulement à un "consensus différencié", cest-à-dire un consensus sur les questions fondamentales. En essence, il a été déclaré que, bien que des problèmes non résolus restaient en suspens, il nexistait plus de différences séparant les Eglises en ce qui concerne la question de la justification.
Ainsi, les contradictions antécédentes, causes de division, étaient transformées et réconciliées dans des affirmations, des expressions, des soucis et des approches complémentaires.
- des sacrements sans la forme requise
2) Luniformité nest pas non plus requise dans la dimension sacramentelle de lEglise. Il est bien connu que la vie sacramentelle peut sexprimer dans des rites différents, et que dans lOccident et lOrient ces rites sont tout à fait différents. Mais la différence peut aller même plus profondément.
LEglise assyrienne, qui sest séparée au IVème siècle après le IIIème concile cuménique dEphèse (381), et qui a été longtemps accusée dêtre nestorienne, utilise une anaphore (prière eucharistique), lanaphore dAdai et Mari (voir larticle dans le Thomatique), sans les mots de linstitution dans une forme narrative. Cest peut-être la plus ancienne anaphore que nous connaissions, remontant au deuxième siècle et composée dans la langue araméenne, la langue de Jésus lui-même.
Cette Eglise, qui possède un épiscopat qui est sans aucun doute valide, confesse la même foi eucharistique que nous. Il est inimaginable et impensable quelle ait célébré tout au long des siècles une eucharistie qui soit invalide. Donc, il y a deux ans la validité de cette anaphore a été officiellement reconnue par lEglise catholique romaine.
Lun des liturgistes les plus en renom a exprimé lopinion que cette décision était la décision cuménique la plus importante depuis le concile Vatican II, parce quelle touche au cur même de leucharistie et, en conséquence, elle est dune signification fondamentale pour le concept de la pluriformité dans lunité.
Les conditions historiques changent, les besoins changent, les dogmes sont donc à réinterpréter.
Une recherche approfondie a mis en relief les différentes traditions entre lOccident et lOrient qui existaient déjà dans le premier millénaire, et a retracé le développement dans la compréhension et dans la pratique du ministère de Pierre à travers les siècles. La conditionalité historique du dogme du premier concile du Vatican (1869-70), qui doit être distinguée de son contenu qui demeure obligatoire, est devenue claire. Ce développement historique na pas abouti à sa fin avec les deux conciles du Vatican, mais il continue ; ainsi dans lavenir le ministère de Pierre devra être exercé en salignant sur les besoins changeants de lEglise.
Ces aperçus ont conduit à une réinterprétation du dogme de la primauté de Rome. Cela ne signifie nullement quil ny a plus dénormes problèmes quant à ce à quoi devrait ressembler un tel ministère dunité et comment il devrait être administré, quant à savoir si et à quel degré il devrait avoir juridiction, et si, en certaines circonstances il pourrait prononcer des déclarations infaillibles pour garantir lunité de lEglise, et en même temps la pluralité légitime des Eglises locales.
La nature et le but ultime de lcuménisme spirituel
Mais ce ne sera pas la fin, et ce nest pas encore ma vision finale de lunité des chrétiens. Basée sur mes remarques précédentes, je la formulerais ainsi :
A travers, et même dans différentes langues, formes culturelle, formulations, expressions, accents, soucis et approches, jenvisage la communion comme une participation à la même table du Seigneur.
Je lenvisage aussi à travers la reconnaissance mutuelle du ministère de lépiscope dans la succession apostolique, et la communion avec le ministère de Pierre, dont la compréhension dogmatique et la pratique sont réinterprétées à la lumière de toute la tradition de lEglise et en considérant les besoins actuels de lEglise.
De cette manière, les Eglises demeurent des Eglises dans une légitime diversité, et gardent le meilleur de leurs traditions tout en devenant une seule Eglise qui loue Dieu dune seule voix et porte devant le monde un témoignage unique à la justice, la réconciliation et la paix.
Comment atteignons-nous cette vision ? Non pas par limposition dune vision sur lautre, non pas par la suppression, mais par léchange fraternels des dons. Chaque Eglise a sa richesse, quelle na pas seulement pour elle-même, mais quelle devrait partager avec toutes les autres. Ceci nimplique pas de se rencontrer au plus petit dénominateur commun : cuménisme ne veut pas dire relativisme et indifférentisme à légard de sa propre tradition.
Lcuménisme nest pas contresigné par perte, mais par lenrichissement mutuel, dont la compréhension authentique nest pas que nous nous convertissions à une autre Eglise mais que tous se convertissent au Christ ; et en lui, qui est notre unité et notre paix, nous serons tous vraiment un.
Ainsi nous ne défendons pas un cuménisme de retour. Lcuménisme nest pas un chemin de retour, cest un chemin en avant vers lavenir. Lcuménisme est une expression dune Eglise en pèlerinage, du peuple de Dieu, qui dans son voyage est guidé, inspiré et soutenu par lEsprit qui nous guide dans la vérité tout entière (Jean, 16, 13).
Conclusion
Un tel cuménisme et une telle vision cuménique ici je reviens à ce que je disais au début nest pas seulement une tâche institutionnelle mais aussi une entreprise spirituelle. Nous avons besoin dune nouvelle spiritualité de communion que Jean-Paul II dans sa lettre apostolique Novo millennio ineunte (2001) a décrit de la façon suivante :
"Une spiritualité de communion veut dire une capacité à penser à nos frères et surs dans la foi dans la profonde unité du Corps mystique, et en conséquence comme ceux qui sont une partie de moi. Cela nous rend capables de partager les joies et les souffrance, de sentir leurs désirs et de nous pencher sur leurs besoins, de leur offrir une profonde et authentique amitié.
Une spiritualité de communion implique aussi la capacité de voir ce quil y a de positif chez les autres, de lui faire bon accueil et de le chérir comme un don de Dieu : non seulement un don pour le frère ou la sur qui la reçut directement, mais aussi comme un don pour moi.
Une spiritualité de communion veut dire enfin, savoir comment faire place à nos frères et surs, portant les fardeaux les uns des autres (Gal. 6, 2), et résistant aux tentations égoïstes qui nous attaquent constamment et provoquent la compétition, la recherche des carrières, la méfiance et la jalousie."
Le pape conclut : "Ne nous faisons pas dillusion : à moins de suivre ce chemin spirituel, les structures externes de communion ne serviront pas à grand chose. Elles deviendraient un mécanisme sans âme, des masques de communion plutôt que ses moyens dexpression et de croissance."
Je peux résumer ma vision avec les mots du célèbre théologien du XIXème siècle, Johann Adam Möhler de lécole de Tübingen doù je suis issu. Johann Adam Möhler a splendidement saisi le sens de lecclésiologie de communion dans les termes suivants :
"Deux extrêmes sont possibles dans la vie dEglise, cependant, et ils sont tous deux un égoïsme ; à savoir : quand chacun ou un seul veut être tout. Dans ce dernier cas, le lien de lunité devient si tendu et lamour si ardent quon ne peut pas éviter létouffement ; dans lautre cas, tout se décompose et devient si froid que vous gelez."
Lun de ces types dégoïsme engendre lautre ; mais il nest pas besoin pour une personne ou pour chaque personne de vouloir être tout ; seul tout le monde tout ensemble peut être tout, et lunité de tous peut seule être un tout. Cest lidée de lEglise catholique."