Entre la Russie et l’Ukraine, la guerre des saints

Source: FSSPX Actualités

La statue d’Alexandre Nevski à Vladimir

L’Eglise orthodoxe d’Ukraine (EOU), affiliée au patriarcat de Constantinople, a décidé de retirer de son calendrier liturgique la mémoire d’Alexandre Nevski, un prince particulièrement honoré par le patriarcat de Moscou. Une fois de plus le principe de l’autocéphalie, cher à la religion orthodoxe, montre ses limites dans un conflit meurtrier qui fait rage aux portes de l’Europe.

Cachez ce saint que je ne saurais voir… « Le 2 février 2024, la réunion ordinaire du Saint-Synode de l’EOU a décidé de supprimer de son calendrier le jour de la mémoire du Saint-Prince Alexandre de Novgorod dit Nevski. » Une mesure qui a fait l’effet d’une bombe sur les bords de la Moskova.

« Kiev vient de lancer un missile spirituel en direction de Moscou », écrit ainsi Alexandre Soldatov dans le journal russe Novaïa Gazeta qui évoque pêle-mêle une « dé-canonisation » et un « anathème lancé contre un saint », dénonçant un fois de plus le « schisme ukrainien ».

Pour bien comprendre ce dont il s’agit, il faut rappeler que la figure d’Alexandre Nevski est volontiers utilisée par le patriarcat de Moscou pour souligner l’opposition existant entre la Russie et un Occident qu’elle estime lui être toujours plus hostile.

La figure d’Alexandre Nevski dans le « roman national » russe

Le jeune général russe (1220-1263) était prince de Novgorod avant de devenir grand-duc de Kiev et Vladimir sous Batu Khan, chef de la Horde d’or qui exerçait pour quelques décennies encore sa suzeraineté sur la région. Alexandre reçoit à vingt ans le commandement des troupes de la cité de Novgorod. Il se porte au-devant des Suédois et les vainc le 5 juin 1240, au bord de la Neva. Cette première et grande victoire lui vaut le surnom de Nevski.

Alors que les Lituaniens et les Allemands en profitent pour engager à leur tour une vaste offensive contre les principautés russes, Alexandre défait les chevaliers teutoniques catholiques et les chevaliers Porte-Glaives lors de la bataille de la Glace sur les bords du lac Peïpous, le 5 avril 1242.

Après avoir déplacé sa capitale de Kiev à Vladimir, Alexandre Nevski est approché par Innocent IV qui lui propose son aide pour se soustraire de la domination de la Horde d’or. Le prince lui oppose une fin de non-recevoir, déclarant : « Nous avons déjà tout ce dont nous avons besoin dans la tradition de la foi orthodoxe. » Le narratif de la sainte Russie qui refuse toute alliance avec les latins est né.

Dans le contexte de l’intervention militaire russe dans le Donbass, la figure d’Alexandre Nevski est devenue un enjeu à la foi religieux et politique dans un monde orthodoxe fracturé : le christianisme orthodoxe est en effet largement majoritaire en Ukraine, avec près de 80 % de fidèles sur 43 millions d’habitants. Il est principalement organisé autour de deux confessions.

L’Eglise ukrainienne (EOU-MP), dirigée par le métropolite Onuphre, relevait du Patriarcat de Moscou jusqu’à sa déclaration d’indépendance le 27 mai 2022, en réaction au soutien du patriarche Cyril de Moscou à l’invasion.

L’EOU-MP est pourtant toujours suspectée d’entretenir des sympathies prorusses, malgré sa condamnation, dès les premiers jours du conflit, de l’offensive militaire et l’annonce fin mai 2022 de la rupture de ses liens avec Moscou. D’ailleurs, le Parlement ukrainien a voté en première lecture, en octobre dernier, l’interdiction de cette Eglise.

En réaction contre l’EOU-MP a été créée en 2019 une autre « Eglise orthodoxe d’Ukraine » (EOU), dirigée par le métropolite Epiphane, qui a été reconnue par le Patriarcat de Constantinople, le grand rival de Moscou. De nombreuses paroisses de l’EOU-MP l’ont rejointe depuis le début de l’intervention russe – de gré ou de force, pour continuer à exister.

Autant de communautés chrétiennes que le principe de l’autocéphalie – qui fait partie de l’ADN de l’orthodoxie – contribue à fracturer et à être instrumentalisées par des pouvoirs politiques aux intérêts divers et changeants.