Le dédoublement de François analysé en trois cercles concentriques (3)

Source: FSSPX Actualités

Le discours fluctuant du pape François – certains parlent de « magistère liquide » – ne laisse pas de troubler les fidèles catholiques. Le 27 décembre 2020, sur son site Internet, le journaliste italien Marcello Veneziani s’interrogeait sur « le mystère du pape et de son dédoublement ». Des analyses d’universitaires et vaticanistes tentent de cerner un peu mieux ce mystère, en trois cercles concentriques.

Compromis moral et démission doctrinale

Le troisième cercle élargit la perspective en offrant une analyse sociologique et philosophique.

Un lecteur du site d’Aldo Maria Valli, Mario Grifone se penchait en novembre dernier sur le concept sociologique de « fenêtre d’Overton » pour tenter de comprendre le fonctionnement de l’idéologie progressiste dans l’Eglise, en particulier depuis le pontificat de François.

La fenêtre d’Overton

Il écrivait : « En substance, la fenêtre d’Overton est un modèle sociologique, élaboré par un sociologue américain [Joseph Overton, 1960-2003. NDLR] qui lui a donné son nom, selon lequel un comportement, qui à un certain moment de l’histoire est considéré comme impossible par la majorité des citoyens ou des peuples, peut être transformé en un comportement légal et normalisé, transformant en même temps cette majorité d’opposants en une minorité d’abord raillée, puis réduite au silence, puis censurée et enfin persécutée. Le résultat est obtenu en plusieurs étapes : impossible, possible, acceptable, raisonnable, populaire et enfin légal. »

Et d’appliquer ce modèle sociologique aux évolutions « sociétales » contemporaines : « Le jeu a parfaitement réussi avec le divorce, l’avortement, les unions homosexuelles. Et en ce qui concerne le genre, nous y sommes presque : il est actuellement dans la phase populaire, en attente d’être légalisé. »

Mario Grifone tente alors de comprendre le sens de ces évolutions : « En fait, le divorce, l’avortement, les unions homosexuelles et le genre ont tous comme dénominateur commun cette idée de la sexualité qui peut être résumée dans la formule “Je fais ce que je préfère, et personne ne doit s’en mêler”. »

Face à cette révolution morale, le « magistère liquide » de Rome est doctrinalement inefficace : « Le pontificat actuel, au lieu de donner des signaux clairs, est extrêmement déroutant. Si quelqu’un comme moi, un quidam de populo, une personne ordinaire, a compris ce qui se passe, je me demande pourquoi mon Pasteur et ses hommes au sommet de la hiérarchie font comme si de rien n’était. »

Et de conclure sur une note d’espérance malgré tout, spes contra spem : « J’ai dit que la majorité, devenue minorité, est d’abord tournée en dérision, puis réduite au silence, puis censurée et enfin persécutée, et c’est exactement ce qui se passe. Pour l’instant, nous sommes encore dans la phase de censure, mais nous approchons rapidement de la persécution.

« Cependant, je suis convaincu que, comme dans les siècles passés, Dieu suscitera un ou plusieurs saints du tempérament de François d’Assise, Dominique, Ignace. Des saints qui pourront donner un tour puissant à la barre. »

La loi du compromis moral

Egalement en novembre dernier, dans le National Catholic Register, on pouvait lire une analyse de Benjamin D. Wiker qui ne faisait pas appel à la fenêtre d’Overton, mais à la loi du compromis moral, pour tenter d’expliquer l’érosion des fondements de la civilisation chrétienne.

Il affirmait : « Ce qui hier était considéré comme immoral, et aujourd’hui est traité comme moral dans des circonstances limitées, sera demain accepté en toutes circonstances. La loi du compromis moral n’est pas une notion théorique abstraite, mais dérive de ce qui s’est réellement passé en Occident au fur et à mesure de notre laïcisation (aidée de manière significative par le compromis chrétien sur les questions morales). 

« La loi est la suivante : “Ce qui hier était considéré comme barbare, immoral et inimaginable, et qui est maintenant considéré comme moralement acceptable en tant qu’acte de charité dans des circonstances limitées, sera demain accepté en toutes circonstances comme un droit humain fondamental, considéré comme faisant partie de l’avancée générale de la société civilisée, et dont il est inimaginable de se passer”. »

Et de rappeler : « Il est du devoir solennel du pape, en tant que chef de l’Eglise catholique, d’énoncer clairement l’enseignement de l’Eglise, personnellement et publiquement, surtout en période de confusion (et surtout s’il est lui-même, d’une manière ou d’une autre, à l’origine de cette confusion). Faire moins que cela, c’est compromettre l’enseignement moral de l’Eglise. Et cela nous ramène à la loi du compromis moral. »

Le monde confronté à la morale de l’Evangile

Pour Benjamin D. Wiker un retour sur la transformation du monde païen par le christianisme est indispensable pour appréhender la situation actuelle : « Pour comprendre la loi du compromis moral, nous devons d’abord prendre conscience de la grande tension qui a été (et qui est) causée par l’évangélisation de la culture païenne par l’Eglise.

La contraception, l’avortement et l’infanticide étaient acceptés dans la Rome païenne, tout comme la pédophilie, l’homosexualité et même le mariage homosexuel. Le christianisme rejetait moralement ce que les Romains acceptaient. Les efforts évangéliques de l’Eglise, déployés pendant plusieurs siècles, ont transformé moralement et juridiquement une culture païenne de mort en une culture christianisée de vie. 

« Mais cela a créé une grande tension entre l’attraction – vers le haut – des normes morales élevées de l’Eglise et l’attraction toujours présente – vers le bas – du péché. En d’autres termes, il est plus facile de retomber dans une sorte de paganisme que de s’engager dans la lutte pour le maintien d’un niveau moral élevé, et le compromis est la manière habituelle dont un tel glissement se produit. La sécularisation, dans une société en voie de déchristianisation, conduit à une sorte de re-paganisation morale. »

Plus loin il ajoute : « J’imagine que les lecteurs peuvent voir la loi du compromis moral à l’œuvre, jouant d’abord parmi ceux qui sécularisent (c’est-à-dire déchristianisent) la culture avec zèle, et ensuite parmi les chrétiens qui croient que le changement des temps exige un compromis moral. Conformément à cette loi, les temps actuels se transforment en temps anciens et les temps futurs en temps actuels. Les lignes que personne ne penserait à franchir sont vite brouillées, puis effacées. »

L’affaire de l’union civile pour les homosexuels préconisée par François

Et d’appliquer la loi du compromis moral à un fait récent : « Cela nous amène au grand nuage de confusion morale suscité par la déclaration du pape François affirmant que l’union civile pour les couples de même sexe est “comme un acte de charité dans des circonstances limitées” (voir FSSPX.Actualités du 22 octobre 2020 et DICI n°402, novembre 2020) : “Ce que nous devons créer, c’est une loi d’union civile. De cette façon, ils [les homosexuels] sont légalement couverts”.

« Mais cette déclaration va directement à l’encontre de celle publiée en 2003 par la Congrégation pour la doctrine de la foi du cardinal Joseph Ratzinger : “Le respect des personnes homosexuelles ne peut en aucun cas conduire à l’approbation du comportement homosexuel ou à la reconnaissance légale d’unions.” »

Benjamin D. Wiker précise : « Le compromis juridique suggéré par le pape François est présenté dans une société sécularisée qui a déjà légalisé les unions homosexuelles en tant que mariages réels (et non pas de simples unions civiles), et est en route vers ce qui (nous supposons) est inimaginable, même pour les catholiques les plus libéraux. Le compromis juridique du pape est une ligne tracée dans le sable, et le sable se déplaçait déjà avant qu’il ne dessine dessus. »

D’où cette conclusion logique : « Une fois qu’un petit compromis est autorisé, alors la loi du compromis moral ne s’arrête jamais. Cela ne s’arrêtera certainement pas à l’affirmation limitée du pape François sur les unions civiles de deux personnes de même sexe. Pourquoi devrait-ce être le cas ?

« Assez prochainement, lui ou son successeur sera confronté à une société laïque qui a dépassé les mariages homosexuels pour la reconnaissance légale de la polygamie et du polyamour. Et précisément quel compromis juridique devrait être autorisé pour les couples transgenres ?

« La vérité très simple est la suivante : la seule façon de résister à la loi du compromis moral est de ne pas faire de compromis, même et surtout quand cela semble être un acte de charité. C’est la tâche la plus difficile pour tout pape, mais c’est cette tâche qui définit la papauté et le magistère. »

L’attitude de François revient à un abandon doctrinal pour se concentrer sur la miséricorde

Selon Stefano Fontana, dans la Nuova Bussola Quotidiana du 3 janvier, le drame est que « le pape François ne se situe plus dans la phase conciliaire ni même dans la phase post-conciliaire. Il se situe dans la phase post-post-conciliaire ou, si l’on veut, dans la phase d’un concile Vatican III non convoqué (beaucoup l’avaient prévu et demandé, comme Giuseppe Alberigo [représentant de l’Ecole de Bologne, auteur progressiste d’une Histoire du concile Vatican II (1959-1965), 5 vol., tr. fr. 2000-2005, Paris-Louvain, Cerf-Peeters. NDLR] et ceux qui en 1977 se sont réunis à l’Université Notre-Dame, près de Chicago, précisément pour établir le programme d’un Vatican III). »

Dès lors, on s’explique que « l’Eglise collabore avec tous, même avec l’ONU, qui veut l’avortement universel dans ses objectifs pour 2030. Cela semble être la position de François, qui n’est compréhensible qu’avec l’accentuation du christianisme en tant que praxis de miséricorde (générale ou tous azimuts) au détriment de son évaluation doctrinale. »

Demeure l’espérance de Mario Grifone, exprimée plus haut : « Je suis convaincu que, comme dans les siècles passés, Dieu suscitera un ou plusieurs saints du tempérament de François d’Assise, Dominique, Ignace. Des saints qui pourront donner un tour puissant à la barre. » A la barre du navire de l’Eglise dont le cardinal Ratzinger reconnaissait, en 2005, qu’il “prenait l’eau de toutes parts”.