Les 50 ans de la nouvelle messe : les nouvelles prières eucharistiques (2)

Source: FSSPX Actualités

Le Père Joseph Gélineau

Le 25 janvier 1964, par le Motu proprio Sacram liturgiam, Paul VI fondait le Consilium, pour mettre en œuvre la Constitution conciliaire sur la liturgie. Le 23 mai 1968, la Congrégation des Rites promulguait trois nouvelles prières eucharistiques. En quatre ans une révolution liturgique majeure avait été réalisée.

C’était une véritable révolution, parce que la liturgie romaine n’avait jusqu’alors connu qu’une seule prière eucharistique, appelée pour cette raison « Canon », c’est-à-dire « règle ».

Ce fut un travail énorme : « Le rite de la messe fut mis en chantier il y a cinq ans exactement. Dix groupes d’études, comprenant une centaine de spécialistes de quinze nations, ont travaillé intensément et sans interruption en sessions spéciales et générales, et examiné chaque partie, chaque formule, chaque rite au point de vue de la théologie, de la pastorale, de l’histoire, des rubriques. Certains points sont revenus des dizaines de fois sur la table de dissection 1 ».

En quelques mois...

Il ne faut pas croire, toutefois, qu’on ait travaillé à la rédaction de ces nouvelles prières eucharistiques durant quatre années : il avait d’abord fallu mettre en place le Consilium, ce qui avait évidemment demandé un certain temps.

D’autre part, entre la réalisation des prières eucharistiques et leur promulgation, un autre temps s’était écoulé : ces textes avaient, en effet, subi la relecture de la Congrégation des Rites, de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi et du Pape lui-même ; la prière eucharistique III avait été « testée » au Synode des évêques ; enfin, le document juridique de promulgation avait dû être rédigé.

Autrement dit, quelques mois seulement avait suffi pour élaborer des prières qui allaient être le cœur de la vie spirituelle de millions de prêtres et de fidèles.

En quelques heures...

Mais en réalité, c’est une erreur de croire que cette révolution fondamentale a été réalisée en quelques mois : c’est en jours qu’il faut compter, peut-être même en heures. Nous ne disposons pas, à l’heure actuelle, de documents fiables sur l’élaboration de la prière eucharistique III, même s’il n’existe aucune raison particulière d’estimer qu’elle a été rédigée dans des conditions différentes des deux autres.

En revanche, nous possédons des témoignages convergents et bien informés sur la genèse des prières eucharistiques II et IV, particulièrement déconcertants, voire effrayants, par ce qu’ils nous font connaître de l’atmosphère d’improvisation brouillonne dans laquelle elles furent préparées.

Hâte, systématisme et bricolage

Ce qu’on peut dire à partir de ces attestations, et plus généralement en parcourant l’ouvrage fondamental du maître d’œuvre de la réforme liturgique, Mgr Annibale Bugnini 2 , c’est d’abord que cette réforme s’est faite avec une hâte extrême : en quelques mois, en quelques années, l’édifice complet de la liturgie romaine, lentement élaboré en vingt siècles de tradition, a connu une refonte complète et radicale.

Ensuite, il faut noter que cette réforme s’est accomplie selon un schéma préétabli, « à travers des livres émanant d’experts et consistant essentiellement en programmes rituels 3 ». La réforme liturgique est ainsi le fruit d’un étonnant systématisme, tout à fait différent de la riche et libre variété de la vie.

Enfin, cette réforme a consisté principalement en un bricolage des rites, un assemblage de pièces et de morceaux, prenant un texte ici, un geste là, une attitude ailleurs, et « mixant » le tout allègrement, pour n’aboutir qu’à un patchwork sans unité organique.

L’élaboration de la prière eucharistique II a été relatée dans le précédent article. Concernant la composition de la prière eucharistique IV, nous avons la chance de disposer des témoignages convergents de quatre acteurs de premier plan dans le dossier.

Quatre témoins particulièrement fiables

Le premier, Mgr Annibale Bugnini, était la cheville ouvrière du Consilium qui a élaboré la nouvelle liturgie. Concernant les trois autres, voilà ce qu’écrit dom Botte 4 moins de dix ans après les faits : « La réforme de la messe a été confiée à une commission dont le président était Mgr Johannes Wagner 5 (…). Membres : (...) Dom Jean Vagaggini OSB, à l’époque professeur au Collège bénédictin Saint-Anselme à Rome. (…) Mgr Pierre Jounel, professeur à l’Institut supérieur de liturgie de Paris.

En outre, le président, Mgr Wagner, avait tenu à inviter à titre personnel deux hommes connus pour leur attachement à la tradition, le père Louis Bouyer et moi-même 6 ».

Les témoignages sur l’élaboration de la prière eucharistique IV

« Nous avions proposé [pour la quatrième prière eucharistique] l’anaphore de saint Basile, utilisée dans le rite d’Alexandrie. Mais elle fut écartée par la Commission des évêques, à cause de la place de l’invocation au Saint-Esprit, trop éloignée des paroles du Seigneur.

Nous avons alors pris pour base une formule inspirée par plusieurs anaphores orientales qui, dans la prière d’action de grâce, détaillait les étapes du salut. Cette prière a été composée par dom Jean [en réalité Cyprien] Vagaggini 7 ».

« Devant cette difficulté pratique pour l’adoption [de l’anaphore de saint Basile], durant la session des relatores [donc entre le 15 avril 1967, date du vote de rejet de l’anaphore de saint Basile, et le 19 avril, clôture de la session], par un travail de forçat, fut préparée la quatrième prière eucharistique, dans le style des anaphores orientales 8 ».

« La quatrième [prière eucharistique] a été élaborée en une nuit par une petite équipe autour du père Gelineau 9 » 10 .

« Je pense à (…) ce qu’on put sauver d’un essai assez réussi d’adaptation au schéma romain d’une série de formules de l’antique prière dite de saint Jacques, grâce à un travail du père Gelineau, pas souvent si bien inspiré 11 ».

Vingt jours pour improviser une prière eucharistique

Si nous reconstruisons ce qu’affirment ces acteurs de la réforme, les mieux informés qu’il se puisse imaginer, nous pouvons donc dire ceci. La prière eucharistique IV devait être primitivement l’anaphore de saint Basile. Les arguments « pour » et « contre » étaient nombreux 12 . Finalement, le 15 avril 1967, à une voix de majorité, cette solution fut refusée.

En une nuit, ou bien en quelques jours (il faut peut-être faire une part à l’exagération rhétorique chez Pierre Jounel), le père Gelineau et une petite équipe rédigèrent un schéma de prière eucharistique à partir de la liturgie de saint Jacques. Ce texte, probablement révisé par dom Vagaggini, fut finalement accepté par la plenaria des cardinaux en avril 1967, et présenté au Pape le 3 mai 1967 13 .

Autrement dit, il s’est passé moins de vingt jours entre le rejet de l’anaphore de saint Basile et la fabrication complète et définitive de la prière eucharistique IV telle que nous la connaissons.

Laissons la conclusion au P. Bouyer : « Après tout cela, il ne faut pas trop s’étonner si, par ses invraisemblables faiblesses, l’avorton que nous produisîmes [à savoir le nouveau Missel] devait susciter la risée ou l’indignation… 14 ».

  • 1Annibale Bugnini, « Le nouvel Ordo missæ », Osservatore romano, édition hebdomadaire en langue française, 23 mai 1969, p. 2, col. 1.
  • 2La riforma liturgica (1948-1975), Edizioni liturgiche, 1983.
  • 3Joseph Gelineau, « Tradition, création, culture », Concilium 182, février 1983, p. 25.
  • 4Dom Bernard Botte (1893-1980), bénédictin de l’abbaye du Mont-César à Louvain (Belgique).
  • 5Prélat, président de l’Institut liturgique de Trèves.
  • 6Bernard Botte, « La liturgie de Vatican II », La Libre Belgique, 25 août 1976 ; article reproduit intégralement in Didier Bonneterre, Le mouvement liturgique, Fideliter, 1980, pp. 143-144.
  • 7Bernard Botte, « La liturgie de Vatican II », La Libre Belgique, 25 août 1976 ; article reproduit intégralement in Didier Bonneterre, Le mouvement liturgique, Fideliter, 1980, p. 149.
  • 8Annibale Bugnini, La riforma liturgica (1948-1975), Edizioni liturgiche, 1983, p. 169.
  • 9Pierre Jounel, « Le Missel de Paul VI fête ses trente ans », La Croix, 28 avril 1999.
  • 10Joseph Gelineau, (1920-2008), jésuite, musicien et liturgiste.
  • 11Louis Bouyer, Mémoires, Les éditions du Cerf, Paris, 2014, p. 130.
  • 12Cf. Bugnini, pp. 451-453.
  • 13Cf. Bugnini, p. 453.
  • 14Mémoires, p. 131.