Les 50 ans de la nouvelle messe : Dom Guéranger et le mouvement liturgique (2)

Source: FSSPX Actualités

L'abbaye de Solesmes, restaurée et rendue célèbre par Dom Guéranger

Il y a un demi-siècle, le pape Paul VI imposait à toute l’Eglise une réforme liturgique au nom du Concile qui venait de s’achever. Ainsi naissait la messe de Vatican II. Elle fut aussitôt rejetée par deux cardinaux et, depuis, l’opposition à son encontre n’a pas faibli. Ce triste anniversaire est l’occasion de retracer son histoire.

Avant de considérer la réforme liturgique de Paul VI et la nouvelle messe, il convient de parcourir l’histoire du missel romain, car cette réforme se veut le développement homogène du passé. Ce qui est absolument contestable. Le recul historique permet de le voir aisément.

Les quatre premiers articles nous ont amenés au XIXe siècle, à dom Guéranger et à son œuvre magnifique de rétablissement de la liturgie romaine, prélude et commencement du mouvement liturgique. Il y a cependant dans l’œuvre du fondateur de Solesmes, un passage remarquable qui s’insère avec bonheur dans l’étude de la nouvelle messe.

L’hérésie anti-liturgique

Au chapitre quatorzième du premier livre des Institutions liturgiques, Dom Guéranger caractérise l’esprit anti-liturgique dans ses diverses manifestations en parlant d’hérésie. Par ce terme, qui rebutait le père Lacordaire qui le comprenait au sens strict, il n’entendait pas la négation ou le refus de vérités de foi révélées.

Sous le nom d’hérésie anti-liturgique, Dom Guéranger décrit un esprit, une attitude qui « se porte l’ennemie des formes du culte ». Elle procède essentiellement par voie de négation et de destruction, ce qui inclut toute transformation qui bouleverse au point de défigurer. Elle procède toujours d’une raison profonde, qui vise les croyances elles-mêmes, en raison du lien intime entre la liturgie et le credo.

Dom Guéranger n’hésite pas à qualifier de sectaires ceux qui œuvrent à détruire la liturgie à quelque époque que ce soit. Certes, dans la plupart des cas, ils ne sont pas organisés entre eux. Mais leur action procédant d’un même mobile, dom Guéranger n’hésite pas à les regrouper sous l’appellation générale de secte.

L’auteur des Institutions liturgiques en découvre les premières manifestations chez Vigilance, un prêtre gaulois né vers 370. Il critiquait le culte des reliques des saints ainsi que le symbolisme des cérémonies, attaquait le célibat des ministres sacrés et la vie religieuse, « le tout pour maintenir la pureté du christianisme ».

Dom Guéranger parcourt l’histoire de l’Eglise et s’arrête au protestantisme, dans lequel il découvre comme une quintessence de l’hérésie anti-liturgique. C’est pourquoi il propose une systématisation de cette attitude en douze points. L’intérêt capital de cette description est de fournir un moyen sûr pour débusquer cette hérésie là où elle se cache, et une clef pour comprendre la révolution liturgique entreprise par le concile Vatican II.

Un esprit novateur qui rejette la Tradition

« Le premier caractère de l’hérésie anti-liturgique est la haine de la Tradition dans les formules du culte divin ». La raison en est lumineuse : « Tout sectaire voulant introduire une doctrine nouvelle, se trouve infailliblement en présence de la Liturgie, qui est la tradition à sa plus haute puissance, et il ne saurait avoir de repos qu’il n’ait fait taire cette voix, qu’il n’ait déchiré ces pages qui recèlent la foi des siècles passés ». Le modernisme, voulant introduire ses doctrines pernicieuses, ne pouvait pas faire l’impasse sur la liturgie : il fallait la corrompre ou ne pas aboutir.

Le deuxième principe, selon dom Guéranger, est de vouloir remplacer les formules de style ecclésiastique par des lectures de l’Ecriture sainte. Cela permet de faire taire la voix de la tradition que la secte redoute par-dessus tout ; et cela fournit un moyen de propager ses idées par voie de négation ou d’affirmation. Par voie de négation : « en passant sous silence, au moyen d’un choix adroit, les textes qui expriment la doctrine opposée aux erreurs qu’on veut faire prévaloir ; par voie d’affirmation, en mettant en lumière des passages tronqués qui ne montrent qu’un des côtés de la vérité ».

Ce principe a été appliqué dans le Novus ordo missae promulgué par Paul VI : par l’ajout de textes de l’Ecriture sainte d’une part, et par la suppression ou la modification des très anciennes et vénérables oraisons du missel romain. Ce point mériterait un livre. Quatre exemples : la suppression de l’offertoire romain, considéré comme une « doublon » ; l’expression du mépris des choses de ce monde – despicere terrena – qui se rencontrait au moins 15 fois dans le missel tridentin, et qui ne se trouve plus qu’une seule fois dans le nouveau missel ; la disparition de la mention de l’âme dans la messe de requiem ; et enfin la suppression d’une partie du Kyrie.

Le troisième principe consiste à fabriquer et introduire des formules diverses pour favoriser les innovations. C’est le cas des trois nouveaux canons de la messe de la réforme de Paul VI. Le deuxième canon est une reconstitution hasardeuse d’une ancienne prière composée par un auteur que l’on a présenté comme saint Hippolyte, mais dont, à ce jour, on ne sait pas vraiment de qui il s’agit. Le canon numéro 4 a été entièrement rédigé par un liturgiste, qui a terminé son travail sur le coin d’une table de bistrot. Mentionnons encore le changement introduit dans les rites des sept sacrements, qui tous ont été révisés. Du jamais vu dans l’histoire de l’Eglise !

Le quatrième principe des tenants de la secte anti-liturgique est « une habituelle contradiction avec leurs propres principes ». Tout le passage serait à citer tant il décrit nos modernes liturges. « Ainsi, tous les sectaires, sans exception, commencent par revendiquer les droits de l’antiquité [ce que Pie XII condamne chez les modernes comme « archéologisme »] ; ils ne veulent rien que de primitif, et prétendent reprendre au berceau l’institution chrétienne. A cet effet, ils élaguent, ils effacent, ils retranchent, tout tombe sous leurs coups, et lorsqu’on s’attend à voir reparaître dans sa première pureté le culte divin, il se trouve qu’on est encombré de formules nouvelles qui ne datent que de la veille, qui sont incontestablement humaines, puisque celui qui les a rédigées vit encore ».

Le cardinal Louis-Edouard Pie, grand ami et soutien de Dom Guéranger

Un esprit rationaliste

Le cinquième principe veut « retrancher dans le culte toutes les cérémonies, toutes les formules qui expriment des mystères ». Il est connu que les néo-liturges ont voulu rendre la liturgie « accessible », en favorisant une « participation active ». Dom Guéranger continue : « Il n’y a plus d’autel, mais simplement une table ; plus de sacrifice, comme dans toute religion, mais seulement une cène ; plus d’église, mais seulement un temple, comme chez les Grecs et les Romains ; plus d’architecture religieuse, puisqu’il n’y a plus de mystères ; plus de peinture et de sculpture chrétiennes, puisqu’il n’y a plus de religion sensible ; enfin, plus de poésie dans un culte qui n’est fécondé ni par l’amour, ni par la foi ». La folie iconoclaste qui a suivi le Concile est le témoin irrécusable qui confirme cette analyse. Quant à l’architecture et à l’art liturgiques véritables, ils ont vécu.

Le sixième principe énonce que la suppression des choses mystérieuses produit « l’extinction totale de cet esprit de prière qu’on appelle onction dans le catholicisme ». La révolution liturgique postconciliaire a produit un affaiblissement de la foi et avec elle un assèchement de la piété, qui s’est vérifié par la chute vertigineuse de la pratique sacramentelle.

Le septième principe exclut le culte de la Vierge et des saints. Ce principe, qui illustre parfaitement ce qui s’est passé dans le protestantisme, ne s’est pas manifesté avec la même vigueur dans la réforme actuelle. Mais il existe, chez les liturges modernes, une dépréciation du culte marial et du culte des saints, ainsi que des formes par lesquelles ils se manifestent. Du fait de l’attachement profond de certaines régions catholiques à ces dévotions, sa manifestation reste limitée et variable selon les lieux.

Le huitième principe est ainsi formulé par dom Guéranger : « La réforme liturgique ayant pour une de ses fins principales l’abolition des actes et des formules mystiques, il s’ensuit nécessairement que ses auteurs devaient revendiquer l’usage de la langue vulgaire dans le service divin. Aussi est-ce là un des points les plus importants aux yeux des sectaires ». Le moine bénédictin poursuit : « Avouons-le, c’est un coup de maître du protestantisme d’avoir déclaré la guerre à la langue sainte ; s’il pouvait réussir à la détruire, son triomphe serait bien avancé. Offerte aux regards profanes, comme une vierge déshonorée, la Liturgie, dès ce moment, a perdu son caractère sacré, et le peuple trouvera bientôt que ce n’est pas trop la peine qu’il se dérange de ses travaux ou de ses plaisirs pour aller entendre parler comme on parle sur la place publique ». Que les autorités ecclésiastiques daignent reconnaître que l’avertissement du fondateur de Solesmes fut prophétique.

Conséquences privées et sociales

Au neuvième principe, l’auteur montre qu’« en ôtant de la Liturgie le mystère qui abaisse la raison, le protestantisme n’avait garde d’oublier la conséquence pratique, savoir l’affranchissement de la fatigue et de la gêne qu’imposent au corps les pratiques de la Liturgie. (…) Plus de jeûne, plus d’abstinence ; plus de génuflexion dans la prière ; pour le ministre du temple plus de prières canoniales à réciter au nom de l’Eglise ». Le résultat en est la diminution de « la somme des prières publiques et particulières ».

Le dixième principe refuse la puissance papale. Si ce refus est catégorique et définitif dans le protestantisme, il n’en est pas moins vif chez le moderniste. Aujourd’hui le courant qui cherche à dépouiller la papauté de ses prérogatives – déjà à l’œuvre à travers les textes du Concile sur la collégialité – a repris de la vigueur avec la complicité du pape lui-même qui entend toujours plus « décentraliser ».

Le onzième principe affirme que l’hérésie anti-liturgique a besoin « de détruire en fait et en principe tout sacerdoce ». Là encore, le protestantisme a été radical. Mais le modernisme, en assimilant le sacerdoce commun des fidèles et le sacerdoce ordonné, en ne les distinguant plus que comme des degrés d’un même sacerdoce, obtient de fait le même résultat. Chez les protestants, il n’y a plus que des laïcs, parce qu’il n’y a plus de liturgie sacrée. Chez les modernistes, les prêtres accomplissent quasi à égalité avec l’assemblée une liturgie défigurée.

Le douzième principe correspond à la soumission du protestantisme aux pouvoirs temporels, par la perte du centre unificateur que sont Rome et le Pape. Dans le modernisme, il se traduit par une force centrifuge qui tend à séparer les Eglises nationales les unes des autres. Cela s’incarne par la langue liturgique passée au vernaculaire, par les pouvoirs de plus en plus décentralisés, par l’esprit démocratique s’infiltrant sous le couvert de la synodalité. Une mise en œuvre grandeur nature de ce principe s’accomplit aujourd’hui en Allemagne à travers le “chemin synodal”.

La profonde connaissance de la liturgie catholique et le grand amour qu’il lui portait, ont permis à dom Guéranger d’en saisir toute la grandeur. Par contraste, ils l’ont amené à dégager les constantes de l’esprit anti-liturgique. Son œuvre offre un précieux diagnostic pour notre temps, témoin d’une véritable rage de destruction de la liturgie catholique.