L’eugénisme hier et aujourd’hui (6) : les origines de l’eugénisme moderne

Source: FSSPX Actualités

L’eugénisme postchrétien présente de nombreuses ressemblances avec l’eugénisme préchrétien. Cela n’est pas étonnant : la nature humaine déchue, livrée à ses propres forces ou refusant la guérison offerte par la Révélation, sera toujours attirée par les mêmes erreurs et portée aux mêmes exactions : « Sans votre divin secours, Rien ne subsiste dans l’homme, Rien qui ne soit pas péché » (Séquence de la messe de la Pentecôte). 

Mais le nouvel eugénisme présente aussi des dissemblances avec l’ancien, qui ne sont pas dues seulement à une amélioration des techniques, mais qui reflètent la différence entre une société non-chrétienne, et un société apostate. L’apostasie fait descendre plus bas dans l’abjection que le paganisme, car la négation des valeurs chrétiennes entraîne la négation des valeurs naturelles accessibles à la raison, que le monde antique avait plus ou moins découvertes. Ôtez le surnaturel, il ne restera pas même le naturel. 

Premières manifestations 

Les premières traces d’un nouvel eugénisme peuvent être retrouvées à la Renaissance chez des auteurs comme le sceptique Montaigne (1533-1592), l’humaniste Rabelais (1494-1553) ou encore le dominicain Campanella (1568-1639) – qui passa une bonne partie de sa vie dans les prisons du Saint-Office. Tous trois manifestent un souci de la sélection des meilleurs. Les humanistes de cette période étaient en effet captivés par « l’assimilation du passé dans l’ordre de la beauté plus que de la vérité, et aussi un retour à la nature exaltée par l’hellénisme païen. (…) De même que les artistes renouvelaient les formes anciennes, les philosophes ont ressuscité la plupart des systèmes anciens 1  ». 

Quant à Francis Bacon (1561-1626), l’un des penseurs qui ouvrent la période moderne, il dépeint dans la Nouvelle Atlantide une société organisée suivant une politique guidée par la science et la raison, où « la constitution des couples doit être une affaire d’Etat… ayant pour but la procréation d’une race forte et intelligente ». Pour ce philosophe, ce n’est plus sur Dieu que la vie morale doit se régler, mais sur l’utilité sociale et humaine. Le but de la vie morale est donc le bien de l’humanité : « est bon, ce qui est utile à l’humanité ». Cette morale tend donc inéluctablement à l’utilitarisme. Cette formule, reprise, amplifiée et déformée, aura de nombreuses conséquences quelques siècles plus tard. 

C’est un eugénisme positif attaché à l’idée de la “qualité” humaine qui prend naissance. 

Premières mesures légales 

La première intervention législative a lieu en Suède, un pays protestant qui interdit le mariage des épileptiques en 1757 2 . Et c’est en Allemagne, où le protestantisme est également répandu, que le Dr Johann Peter Frank publie en 1779 son Système complet de police médicale dans lequel il affirme : « Je crois fermement qu’il n’y a pas de moyens plus puissants, pour stimuler la vigueur et la santé de l’espèce humaine, qu’une sélection sévère parmi ceux qui, de nos jours, répandent exclusivement la mauvaise semence sur le champ de la vie collective, et pour rendre impossible à tous les dégénérés et les misérables de continuer à sacrifier une moitié de l’humanité, en fonction de leurs pulsions déraisonnées 3  ». 

Pour le protestantisme, la prospérité matérielle est marque de bénédiction divine ; le protestant se porte donc tout naturellement vers les choses de la terre et s’en préoccupe presqu’exclusivement. Et comme sa morale est en évolution constante, il ne répugne pas à ces idées nouvelles. 

Introduction de la méthode statistique dans les études sur la population 

Le souci d’eugénisme positif sous-tend l’œuvre du révolutionnaire Condorcet (1743-1794) : « Peut-on avoir d’autre but que de multiplier les êtres bien conformés, capables d’être utiles aux autres et de faire leur propre bonheur ? 4  » Influencé par Lamarck (1744-1829), il croit à l’hérédité des caractères acquis et s’oriente vers une action sociale. Il est d’ailleurs parmi les premiers à appliquer la méthode statistique à l’étude des phénomènes sociaux et des populations, fondant ce qu’il appelle la « mathématique sociale ». 

Ainsi apparaît pour la première fois la notion quantitative, orientée toutefois vers une mesure de la qualité. Ces travaux seront poursuivis par Quételet (1796-1872), le fondateur de la biométrie, qu’il appelle la « physique sociale ». Mais lui aussi s’intéresse davantage au milieu. 

C’est en 1798 que le pasteur protestant Malthus (1766-1834) publie son célèbre Essai sur le principe de population. Cet ouvrage marque la véritable naissance des préoccupations modernes de régulation des populations. Il existera désormais un courant nommé malthusianisme puis néo-malthusianisme, qui cherche avant tout la diminution ou la stabilisation des populations, et que l’on peut appeler eugénisme quantitatif. Pour Malthus, il est « dans la nature des choses que les riches ne puissent aider indéfiniment les pauvres » ; ceux-ci n’ont « aucun droit à être entretenus aux frais de la société ». 

C’est le refus d’accepter la parole de Notre Seigneur : « vous aurez toujours des pauvres parmi vous (Jn 12, 8) ». L’égoïsme, fruit du matérialisme, en est l’origine. Il se pare des allures d’une fausse bonté : aider les pauvres à devenir moins pauvres en limitant leur progéniture. Ce courant, distinct de l’eugénisme « qualitatif », provient du même fond ; ils finiront par se rejoindre. 

Développements durant le XIXe siècle 

En 1803, en France, Robert le Jeune publie sa Mégalanthropogénésie qui décrit la pratique du mariage d’hommes éminents et de femmes distinguées en vue de faire naître des enfants d’esprit. C’est le retour d’une vieille idée grecque : « Tandis que l’on n’épargne rien en Europe pour relever la beauté des coursiers, améliorer les bêtes de laine et perpétuer la race des bons limiers, n’est-il pas honteux que l’homme soit abandonné par l’homme ? 5  » C’est dire le progrès de l’eugénisme qualitatif. 

L’eugénisme quantitatif continue aussi sa progression. Dès 1821, John Stuart Mill (1806-1873), le philosophe utilitariste, adhérant aux thèses de Malthus, écrit dans l’Encyclopédie Britannique : « Le grand problème de l’heure est de trouver les moyens de limiter le nombre des naissances 6  ». En 1848, il précise que « l’on ne peut guère espérer que la moralité fasse des progrès, tant que l’on ne considérera pas les familles nombreuses avec le même mépris que l’ivresse ou tout autre excès corporel 7  ». S’il ne propose pas lui-même de moyens immoraux, il leur laisse la porte ouverte. Dès 1822, l’anglais Francis Place lance le « néo-malthusianisme » en éditant son Illustration et preuves du principe de la population qui marque le début du Birth-Control 8 (BC). Il diffuse anonymement ses Diabolicals handbills (Tracts diaboliques) où il préconise le recours à tous les moyens contraceptifs connus à l’époque. 

Le développement des thèses malthusiennes se poursuit dans les pays anglo-saxons, car les pays latins, restés catholiques, s’opposent fortement à ces méthodes. Les Etats-Unis voient paraître en 1833 le livre du Dr Charles Knowlton, Les Fruits de la philosophie, qui décrit de même tous les moyens contraceptifs dans le sillage de Francis Place. En Angleterre, le Dr Drysdale publie en 1854 ses Éléments de science sociale, traité de contraception considérée au point de vue économique, philosophique et médical. Il voit dans l’institution du mariage indissoluble un dégradation de la femme, et il ajoute que « la pauvreté est une question sexuelle et non une question de politique et de charité 9  ». 

Un degré est franchi lorsque le féminisme rejoint le combat eugénique. En 1877 est fondée la Ligue Malthusienne Anglaise par Charles Bradlaugh et Annie Besant : le néo-malthusianisme entre dans la vie sociale. L’année suivante la première clinique de contrôle des naissances du monde s’ouvre à Amsterdam, en Hollande, pays protestant, en même temps qu’y naît une ligue malthusienne. En 1896, Paul Robin fonde à Paris la Ligue pour la régénération humaine qui organise en 1900 la première Conférence Internationale Néo-Malthusienne où s’esquisse l’union des deux courants. 

Conséquences racistes 

Certains courants s’inscrivent dans la logique des mêmes principes de départ. En 1851 Gobineau (1816-1882) publie son Essai sur l’inégalité des races humaines qui fonde la théorie raciste. Celle-ci sera reçue avec enthousiasme en Allemagne, en particulier par Houston Stewart Chamberlain (1855-1927), pour qui « toutes les règles de l’esthétique, de la morale et la politique se résument en une seule : “Préserver et promouvoir la pureté du sang aryen” 10  ». 

Ces théories sont contenues en puissance dans l’eugénisme. Une amélioration suppose une norme, qui établit nécessairement une position par rapport à elle-même. De là à mépriser ceux qui se trouvent au-dessous de cette norme, il n’y a qu’un pas qui entraîne bientôt l’élimination. La norme elle-même peut être variable suivant le critère fixé par le sélectionneur. Ainsi l’élément raciste s’intègre-t-il dans tout eugénisme. 

Irruption de la théorie de l’évolution dans le débat 

L’œuvre de Charles Darwin (1809-1882) marque un tournant dans l’eugénisme qualitatif, car il en propose, dans l’Origine des espèces, paru en 1860, le premier support scientifique. Il voit dans l’hérédité et dans la lutte pour la vie, le moyen pour les plus aptes de se perpétuer aux dépens des inaptes. Cette conception porte en germe d’une part l’extension de l’eugénisme positif à toute la société, la sélection étant facteur d’évolution, et d’autre part l’élimination des inaptes. C’est à la même époque que Gregor Mendel publie son Essai sur l’hybridité des plantes (1865) qui pose les bases de la génétique, une science qui connaîtra un développement fulgurant à partir du début du XXe siècle, et qui fournira le moyen tant attendu par les eugénistes. 

C’est à l’anglais Francis Galton (1822-1991), cousin de Charles Darwin, que l’on doit la création du terme Eugénique ou Art de bien engendrer. Dès 1869 il publie Le Génie héréditaire, dont le titre montre qu’il entend amener l’eugénisme sur le terrain de l’hérédité, afin d’améliorer l’intelligence humaine qui en suivrait les lois. Voici ce qu’il en dit dans ses mémoires : « Quand j’eus compris que l’hérédité des qualités mentales, sur lesquelles j’avais fait mes recherches, était réelle, et que l’hérédité était un moyen de développer les qualités humaines beaucoup plus puissant que le milieu, je désirai explorer l’échelle des qualités dans des sens différents, en vue d’établir dans quelle mesure l’enfantement, tout au moins théoriquement, pouvait modifier la race humaine. Une nouvelle race pouvait être créée, possédant en moyenne un degré de qualité égal à celui rencontré seulement jusqu’ici dans les cas exceptionnels 11  ». 

Et il ajoute : « Loin de moi la pensée de dire quoi que ce soit qui puisse sous-estimer la valeur du milieu en elle-même, puisqu’elle comprend par exemple, toutes sortes d’améliorations sanitaires. Je désire proclamer que toutes ces améliorations sont des auxiliaires puissants de ma cause ; néanmoins je considère la Race comme plus importante que le Milieu. La Race a un double effet : elle crée des individus plus intelligents et meilleurs 12  ». 

Nous trouvons ici une nouvelle erreur fondamentale qui se répercutera indéfiniment dans le système eugénique sous toutes ses formes : la confusion entre science et morale. Les eugénistes s’imaginent que la moralité suit automatiquement « l’intelligence », mais c’est confondre deux domaines, qui, s’ils ont des interdépendances étroites et nécessaires, n’en sont pas moins différents. Plus un être mauvais est intelligent, et plus il peut faire de mal. Ce vice est indéracinable, car l’eugéniste pense améliorer l’homme par des actions qui font abstraction du bien et du mal, et qui ne visent que des qualités mesurables, même s’il s’agit de l’intelligence. 

Reconnaissance de l’Eugénique 

Galton propose deux définitions de l’Eugénique. La première, en 1883, dans ses Recherches sur les facultés humaines : « Science de l’amélioration de la race, qui ne se borne nullement aux questions d’unions judicieuses, mais qui, particulièrement dans le cas de l’homme, s’occupe de toutes les influences susceptibles de donner aux races les mieux douées un plus grand nombre de chances de prévaloir sur les races moins bonnes ». Cette définition intègre le milieu et l’hérédité, car Galton s’est rendu compte de l’insuffisance des critères traitant de l’eugénisme positif – la génétique est à peine fondée. La seconde, en 1904, gomme l’aspect “raciste” : « Etude des facteurs socialement contrôlables qui peuvent élever ou abaisser les qualités raciales des générations futures, aussi bien physiquement que mentalement 13  ». 

Son action est alors reconnue. Les fondations se multiplient : Chaire nationale d’eugénique, Office d’enregistrement eugénique, Société d’éducation eugénique (1908), La Revue d’Eugénique (1909), etc. Ses idées se répandent partout, ce que désirait Galton qui voulait « en faire une branche des études académiques ; ainsi, s’introduira-t-elle dans la conscience nationale comme une religion 12  ». Il parle même de « guerre sainte » ! 

Désormais l’eugénique est lancée. Elle obtient même la consécration politique tant souhaitée. Cependant le docteur Jean Sutter, l’un des fondateurs de l’Institut National d’Etudes Démographiques, dressait dès 1950 ce bilan : « l’Eugénique n’a pu trouver une technique propre et, peut-on dire, sa personnalité scientifique, si bien qu’à l’heure actuelle, elle semble disparaître en tant que science pour faire place à l’eugénisme, qui n’est qu’un état d’esprit ; il est à prévoir que celui-ci se rencontrera, de plus en plus, au sein des disciplines diverses qu’utilise l’ensemble des sciences 14  ». 

Cette judicieuse réflexion sonne comme une véritable prophétie. 

  • 1 Père François-Joseph Thonnard, Précis d’histoire de la philosophie, Desclée & Cie, 1945, p. 442.
  • 2 Cité par Jacques Testart, Le désir du gène, François Bourin, 1992, p. 31. Cf. également Jean Sutter, « l’Eugénique », Cahiers de l’INED, n°11, PUF, 1950, p. 75.
  • 3 G. Banu, L’Hygiène de la race, Masson et Cie, 1939.
  • 4 Cité par A. Béjin, « Condorcet, précurseur du néo-malthusianisme et de l’eugénisme républicain », Revue de la Bibliothèque nationale, 1988, n° 28, pp. 37-41.
  • 5 Cité par J. J. Mourreau, « l’Eugénisme : survol historique », Nouvelle École, 1971, n° 14, p. 15-32.
  • 6 Cité par J. Sutter, op. cit., p. 95.
  • 7 Principes d’économie politique, 1848, l. II, ch. XIII, § 1.
  • 8 Contrôle des naissances.
  • 9 Cité par A. Mattelart, Géopolitique du contrôle des naissances, Éditions Universitaires, Paris, 1967, p. 15.
  • 10 Thonnard, op. cit., p. 887.
  • 11 Cité par J. Sutter, op. cit., p. 19.
  • 12 a b  Ibid.
  • 13 Ibid., p. 21.
  • 14 Ibid., p. 30.